Isabelle, après votre parcours impressionnant, qu'est-ce qui vous motive aujourd'hui en tant que vice présidente de clusterIA dans le domaine de l'intelligence artificielle ?
Ce qui me motive aujourd’hui, en tant que vice-présidente de ClusterIA, c’est la conviction profonde que l’intelligence artificielle est bien plus qu’une simple avancée technologique : c’est une transformation systémique qui redéfinit notre monde, nos sociétés et nos manières de travailler.
Comprendre l’IA, ses impacts, ses opportunités, mais aussi ses risques, est essentiel. Les individus comme les organisations ont besoin d’être accompagnés pour en tirer le meilleur parti, en évitant les écueils. Mon rôle est donc de faire le lien entre ces différents univers : entre la technologie et le sociétal, entre la quête de productivité et l’amélioration concrète de la vie, entre une datacratie en expansion et la défense de nos valeurs démocratiques, entre l’artificiel et l’humain.
Il est important de faciliter cette transition, de démystifier l’IA et de construire un futur où cette technologie est au service de tous. C’est cette mission, à la fois ambitieuse et essentielle, qui me porte chaque jour.
Comment voyez-vous l'évolution de l'intelligence artificielle en France, et quel rôle pensez-vous que le clusterIA peut jouer pour façonner cet avenir ?
L’intelligence artificielle en France est à un tournant décisif. Soit nous avons la capacité de développer des technologies souveraines, d’imposer nos standards et nos solutions sur la scène mondiale, soit nous risquons de nous cantonner à un rôle de sous-traitant de la tech américaine, avec nos citoyens réduits au rang de simples fournisseurs de données d’entraînement.
C’est précisément ici que ClusterIA a un rôle clé à jouer. En favorisant le partage des connaissances et des compétences entre ses membres, il crée un écosystème fertile où l’innovation peut émerger et se structurer. À travers des cas d’usage concrets et un accompagnement ciblé des entreprises, ClusterIA permet d’accélérer l’adoption de l’IA et de transformer cette technologie en un levier stratégique pour notre souveraineté numérique.
L’avenir de l’IA en France dépend de notre capacité à collaborer, à structurer nos forces et à affirmer nos ambitions. Et avec des initiatives comme ClusterIA, nous avons toutes les cartes en main pour faire de la France un leader technologique, et non un simple suiveur.
Vous avez touché près de 100 000 personnes à travers la Maison de l'Intelligence Artificielle ; quels enseignements avez-vous tirés de ces interactions sur la perception publique de l'IA ?
À la Maison de l'Intelligence Artificielle, j'avais pour habitude de dire qu'on y entrait avec ses craintes et qu'on en ressortait avec de nouveaux possibles. Ces milliers d'interactions m'ont permis d'observer un schéma récurrent dans la perception publique de l'IA.
D'abord, il y a la peur d'essayer, souvent par crainte du ridicule face à une machine qui semble tout savoir. Ensuite, vient l’inquiétude d’être remplacé, de voir son rôle dévalorisé ou son expertise challengée. Ce n’est qu’après cette phase d’appréhension que les individus commencent à envisager l’IA autrement : comme un outil qu’ils peuvent s’approprier et qui peut leur permettre des choses dont ils se pensaient incapables
Certaines de ces peurs sont légitimes. Les capacités des IA progressent à un rythme tel qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer ce qui est produit par un humain ou par une machine, ce qui est vrai ou généré. C’est pourquoi il est essentiel d’accompagner cette transition, de donner à chacun les clés pour comprendre et utiliser l’IA en toute conscience. Plus que jamais, nous devons cultiver l’esprit critique et l’éducation à l’IA pour naviguer dans ce nouveau paysage technologique.
En tant qu'ancienne Directrice de la Maison de l'Intelligence Artificielle et co-fondatrice d'associations telles que Hub France IA, quelles initiatives actuelles soutenez-vous pour promouvoir l'IA et pourquoi ?
Je suis convaincue que toute initiative en faveur de l’IA mérite d’être soutenue, car c’est en multipliant les efforts que nous parviendrons à structurer un écosystème solide et compétitif.
J’ai la chance d’évoluer dans un territoire particulièrement engagé en la matière : les Alpes-Maritimes, où une véritable politique en faveur de l’IA a été impulsée par Charles Ange Ginésy, Président du Conseil départemental, et la Maison de l’Intelligence Artificielle (MIA). La Côte d’Azur est une terre d’innovation avec des acteurs majeurs comme l’Université Côte d’Azur, l’INRIA, le CNRS et le 3IA Côte d’Azur. C’est aussi la première technopole européenne, Sophia Antipolis, qui abrite plus de 100 entreprises et startups spécialisées en IA.
À la MIA, j’ai initié les IA Lunch, un format permettant d’aborder les grandes questions sociétales de l’IA dans un cadre informel, sur l’heure du déjeuner. Ces échanges ouverts à tous ont été particulièrement enrichissants et démontrent l’importance de la discussion pour démystifier l’IA. Je vois avec enthousiasme des initiatives comme les Café IA, soutenus par le CNNum, qui s’inscrivent dans cette même volonté de rendre l’IA accessible et compréhensible par le plus grand nombre.
Promouvoir l’IA, c’est avant tout favoriser le dialogue, la collaboration et la montée en compétences de tous les acteurs – chercheurs, entrepreneurs, citoyens – pour bâtir un avenir où cette technologie est un véritable levier de progrès.
Pour des entreprises et des startups émergeantes, quels conseils donneriez-vous pour intégrer efficacement l'intelligence artificielle dans leur modèle d'affaires ?
Je ne peux que vous conseiller d'adopter une approche transformative plutôt qu'incrémentale. Au lieu de simplement chercher à optimiser vos processus actuels, posez-vous cette question fondamentale : "Quels projets ou services ai-je abandonnés par le passé car ils semblaient irréalisables ?"
L'IA peut en effet rendre possible ce qui ne l'était pas auparavant :
1. Ces clients que vous ne pouviez pas servir car leur accompagnement demandait trop de ressources humaines ? L'IA peut permettre un service personnalisé à grande échelle.
2. Ces marchés que vous jugiez inaccessibles à cause de la barrière de la langue ? Les modèles de traduction actuels peuvent ouvrir de nouvelles frontières.
3. Ces produits complexes que vous n'osiez pas proposer car l'expertise nécessaire était trop rare ? L'IA peut démocratiser l'accès à cette expertise.
4. Ces services sur-mesure que vous ne pouviez pas rentabiliser ? L'automatisation intelligente peut les rendre économiquement viables.
La véritable valeur de l'IA ne réside pas tant dans l'optimisation de l'existant que dans sa capacité à repousser les frontières du possible. Examinez vos archives de projets abandonnés - ils pourraient contenir les germes de votre prochaine innovation majeure.
Considérant vos compétences en droit des technologies, quelles sont, selon vous, les plus grandes préoccupations éthiques liées au développement de l'IA aujourd'hui ?
Au-delà des principes éthiques déjà largement débattus (transparence, équité, respect de la vie privée), l'enjeu aujourd'hui est de transformer ces principes en mécanismes concrets de responsabilisation et de régulation.
Le véritable défi réside dans l'établissement d'un cadre juridique clair qui définit précisément :
Les chaînes de responsabilité : Qui est responsable quand une IA prend une décision préjudiciable ? Comment répartir la responsabilité entre développeurs, déployeurs et utilisateurs ? Quelle responsabilité en cas d'usage détourné ou de manipulation des systèmes ?
La qualification juridique des nouveaux préjudices, comme les nouvelles formes d'atteintes à l'identité, le détournement des systèmes d'IA à des fins malveillantes, les biais, les fraudes basées sur l'IA, l'invisibilisation des œuvres sous droit d'auteur suite à la génération massive de contenus par l'IA, la manipulation des opinions, les deepfakes et la désinformation, la cybercriminalité.
Ce cadre de confiance dépendra aussi de mécanismes concrets de contrôle et de sanction pour lesquels il nous faudra de nouveaux outils d'investigation.
Il est temps de construire un véritable écosystème de confiance avec des règles du jeu claires et opposables.
À travers votre carrière et votre implication dans l'écosystème technologique, qui ou quoi considérez-vous comme votre plus grande source d'inspiration pour votre travail ?
À travers ma carrière et mon implication dans l’écosystème technologique, ma plus grande source d’inspiration réside dans deux forces motrices essentielles : les chercheurs et les startups, ainsi que les "évangélistes" technologiques.
Les chercheurs et les startups sont le cœur battant de l’innovation. Sans leur audace, leur persévérance et leur volonté de repousser sans cesse les limites du possible, la technologie que nous utilisons aujourd’hui n’existerait tout simplement pas. Ils transforment des idées en réalités tangibles, souvent dans l’ombre, avec une passion et une détermination qui forcent l’admiration.
D’un autre côté, les "évangélistes" technologiques sont tout aussi importants. Ils sont les passeurs de savoir, ceux qui traduisent la complexité en opportunités accessibles à tous. En tant qu’évangéliste moi-même, je me nourris de cette mission : inspirer, partager et démocratiser les avancées technologiques afin qu’elles bénéficient au plus grand nombre.
C’est cette synergie entre ceux qui créent et ceux qui transmettent qui me motive chaque jour à aller plus loin et à contribuer à mon échelle à cet écosystème passionnant.
Isabelle Galy est actuellement en charge du projet OTESIA, où elle se concentre sur la redéfinition du modèle de l'Observatoire des Impacts Technologiques, Économiques et Sociétaux de l'IA. Elle a été Directrice de la Maison de l'Intelligence Artificielle et est vice-présidente du ClusterIA. Isabelle a participé activement à des initiatives pour promouvoir l'égalité des genres dans la tech. Elle possède une vaste expérience dans l'innovation et les technologies, ainsi qu'un solide parcours académique, ayant enseigné le droit et les technologies innovantes. Le MOOC "L'IA pour tous", auquel elle a contribué, a attiré plus de 100 000 abonnés.