L'intelligence artificielle est au cœur de toutes les conversations stratégiques en entreprise. Chaque département, chaque direction, s'interroge sur son impact et ses applications. Pourtant, malgré cette focalisation intense sur la technologie, les défis les plus fondamentaux et surprenants pour les Ressources Humaines (RH) sont souvent plus profonds et contre-intuitifs. Cet article révèle plusieurs points clés issus d'une conversation avec un expert, qui changent radicalement notre perspective sur le rôle véritable des RH aujourd'hui, bien au-delà de la simple intégration de l'IA.
1. Le paradoxe des données : les RH savent tout, mais n'exploitent rien
Avant même d'aborder l'IA, le premier obstacle stratégique des RH est un paradoxe interne : une richesse de données humaines totalement inexploitée. Le département des Ressources Humaines détient potentiellement plus d'informations sur ses employés que n'importe quelle entreprise sur ses clients. De l'âge à la composition familiale, en passant par le lieu de vie et même la configuration du logement depuis la généralisation du télétravail, les RH ont accès à un volume de données personnelles colossal. Pourtant, cette richesse reste massivement inexploitée.
En tant que DRH, on sait plus de choses sur nos employés que n'importe quelle entreprise sur ses clients. [...] on sait tout en fait sur les employés, mais on fait rien de ces données.
Cette faiblesse a été cruellement exposée durant la pandémie. Au moment de prendre des décisions critiques, les RH se sont trouvées "assez démunies", incapables de fournir une visibilité sur "la réalité des effectifs et sur les personnes qui étaient critique, indispensable". C'est alors la direction financière, crue "par défaut" parce que c'est elle qui "manipule les chiffres", qui a pris le relais pour orienter les décisions stratégiques. Le résultat fut une véritable "disqualification de la DRH" au moment le plus crucial.
Ce point est fondamental : le premier défi pour les RH n'est pas l'intégration de l'IA, mais la maîtrise de leurs propres données. Il s'agit d'une étape indispensable pour passer d'une fonction d'exécution de processus à celle de partenaire stratégique capable de prendre des décisions éclairées par la donnée.
2. L'intelligence n'est pas un concept abstrait, c'est un actif à gérer
Le second pivot stratégique exige de cesser de considérer l'intelligence comme une 'soft skill' pour la gérer comme un actif tangible et quantifiable. Loin d'être une notion vague, l'intelligence sous toutes ses formes — collective, émotionnelle, relationnelle — peut et doit être gérée comme un actif stratégique de l'entreprise, développée et optimisée grâce à des processus structurés.
Plusieurs exemples concrets illustrent cette approche :
L'intelligence collective est activée via des "processus d'idéation" (ateliers de divergence puis de convergence) pour générer des solutions innovantes.
L'intelligence émotionnelle est cultivée en apprenant à "générer les pensées qui vont me permettre d'avoir les émotions adaptées à l'action que je dois entreprendre pour atteindre l'objectif".
L'intelligence relationnelle est renforcée par des frameworks comme la communication non violente pour améliorer les interactions et la collaboration.
L'objectif final n'est pas simplement de "rendre les gens heureux", mais de les rendre "efficaces dans le contexte de l'entreprise", en trouvant le juste équilibre entre la satisfaction des employés et la performance globale.
L'intelligence, c'est un asset, que la fonction RH peut développer. C'est nous qui avons la compétence pour développer cet asset et au sein de l'entreprise, on pourrait véritablement s'emparer de cet asset.
Cette perspective transforme profondément le rôle des RH. Elles deviennent les architectes du capital intellectuel de l'entreprise. Cette vision de l'intelligence comme un portefeuille d'actifs à gérer est précisément ce qui permet de recadrer le débat sur l'IA, en la replaçant à sa juste place.
3. Face à l'IA, le rôle stratégique des RH est de protéger l'humain
Ainsi, loin d'être un sujet technologique à part, l'intelligence artificielle n'est qu'une des composantes de cet 'asset' global que les RH doivent piloter. Le véritable rôle stratégique des RH n'est donc pas de superviser l'IA comme un simple "système d'information", mais de définir son périmètre d'action pour préserver ce qui rend l'entreprise unique : son humanité.
Le concept clé ici est celui du "geste non-délégable". La mission des RH est d'aider chaque métier à identifier les actions, les savoir-faire et les interactions humaines qui constituent la singularité de la marque et qui, par conséquent, ne doivent jamais être entièrement délégués à une machine.
L'exemple comparatif est parlant : chez McDonald's, l'utilisation de machines pour commander est acceptée et efficace. En revanche, chez Bulgari, l'expérience client repose sur un accueil humain, personnalisé et chaleureux. Ce contact est un geste stratégique non-délégable qui incarne la marque.
En devenant le gardien de ces gestes, la fonction RH opère un "vrai pivot". Elle devient "encore plus stratégique" en s'assurant que la technologie augmente l'humain sans jamais le remplacer là où il est irremplaçable, protégeant ainsi l'expérience et la culture uniques de l'entreprise.
Conclusion
Plutôt qu'une course effrénée vers l'IA, le futur des RH se dessine comme une feuille de route stratégique en trois étapes. La première, maîtriser la donnée, est la licence pour opérer en tant que partenaire crédible. La seconde, gérer activement toutes les formes d'intelligence, devient la proposition de valeur fondamentale d'une fonction RH moderne. Enfin, arbitrer la frontière entre l'homme et la machine est l'acte ultime de gardien de la culture d'entreprise. C'est en suivant cette voie que les RH passeront du statut de fonction support à celui de pilote stratégique indispensable.
Et dans votre entreprise, quel est le geste humain unique qui ne devrait jamais être délégué à une machine ?