Monsieur Senhadji, comment votre parcours en ingénierie cognitive et en gestion de projet a-t-il influencé votre approche de l'innovation dans le contexte de la transition écologique et énergétique chez ENGIE ?
Ma formation en sciences cognitives m’a appris à partir des mécanismes attentionnels, motivationnels et décisionnels des équipes, plutôt que de la technologie. Dès ma sortie d’école, j’ai pris les sciences cognitives non pas comme une discipline, mais comme un mindset, un état d’esprit pour comprendre et transformer les environnements dans lesquels j’intervenais. Cette approche m’a suivi dans toutes mes expériences, que ce soit sur le terrain, auprès des techniciens et opérateurs, pour déployer des solutions concrètes et repenser les processus, ou dans des missions plus stratégiques autour de l’expérience client et de l’accompagnement du changement.
Cette double culture — entre opérationnel et stratégique, facteurs humains et performance organisationnelle — a façonné ma manière d’aborder l’innovation. Elle repose sur un principe simple : concevoir des systèmes à hauteur d’humain tout en gardant la rigueur du résultat mesurable et du time‑to‑impact.
Chez ENGIE, j’articule ces deux dimensions pour créer des solutions désirables pour les usagers, viables pour l’organisation, et durables pour l’environnement. Le domaine de l’énergie est particulièrement passionnant parce qu’il permet d’agir à plusieurs niveaux — du terrain jusqu’aux politiques de transition. Mais ce qui me motive le plus aujourd’hui, notamment avec la démocratisation de l’IA, c’est la question de l’adoption. C’est ce qui m’a conduit à concevoir et déployer au sein du groupe le framework MSPT — pour Mindset, Skilling, Path et Teaming — qui vise à aligner les mentalités, les compétences, l'intégration dans le parcours naturel des collaborateur et le rapport à la machine autour de l’IA. Car on a beau disposer de la meilleure technologie, si elle n’est pas adoptée correctement, elle n’apporte pas de valeur — et c’est encore plus vrai aujourd’hui avec l’intelligence artificielle.
Pourriez-vous expliquer comment ENGIE intègre l'intelligence artificielle dans ses stratégies pour accélérer la transition énergétique, et quels sont les principaux défis à relever ?
L’intelligence artificielle est intégrée là où elle peut réellement accélérer l’impact concret de la transition énergétique : dans la maintenance prédictive, la gestion intelligente des réseaux ou encore l’optimisation en temps réel de la consommation et de la production d’énergie. Sur le terrain, elle transforme déjà la manière dont nous opérons. Des projets comme TechHelp permettent aux techniciens d’optimiser leurs interventions grâce à la génération automatique de recommandations via la GenAI, réduisant les temps d’arrêt et les consommations associées tout en rendant les opérations plus fluides et plus sûres.
Mais un défi majeur persiste : la complexité croissante de la gestion énergétique individuelle. Avec la montée des véhicules électriques, des batteries domestiques, de l’autoconsommation et des habitations connectées, les particuliers deviennent eux-mêmes des micro-acteurs du système énergétique. Cette transformation crée une nouvelle forme de complexité qui exige de repenser la pédagogie, la confiance et l’accompagnement au changement.
Pour réussir, nous devons concilier trois exigences : une gouvernance data et IA claire, des cas d’usage réellement créateurs de valeur et un ancrage humain fort pour favoriser l’adoption. Les principaux défis restent bien connus : la qualité et la traçabilité des données, le passage du POC au scale, la conduite du changement et la cybersécurité dans un contexte réglementaire exigeant. Notre stratégie repose donc sur un principe simple : partir des usages, prouver la valeur, puis déployer à l’échelle, en gardant toujours l’humain au centre de la boucle.
Avec votre expérience en gestion digitale, quelles sont les innovations les plus prometteuses que vous avez observées pour favoriser l'efficacité énergétique et la durabilité ?
Ce qui change profondément la donne aujourd’hui, c’est la capacité à boucler la chaîne entre mesure, prédiction et action. Nous disposons désormais de systèmes capables de comprendre, de simuler et d’ajuster en temps réel la consommation et la production d’énergie, ouvrant la voie à une gestion beaucoup plus fine et réactive.
Les jumeaux numériques figurent parmi les innovations les plus prometteuses. Ils permettent de modéliser les infrastructures et les flux énergétiques pour anticiper l’impact des décisions avant leur mise en œuvre. En parallèle, les plateformes d’hypervision deviennent le centre névralgique de cette orchestration, en connectant l’ensemble des actifs énergétiques d’un site ou d’un territoire.
Le projet Smart City d’Angers Loire Métropole illustre parfaitement cette logique. J’ai eu le plaisir d’en piloter la livraison du socle digital de l’hyperviseur, conçu pour centraliser et croiser les données issues des bâtiments, de la mobilité, de l’éclairage public et de l’environnement. Cette plateforme permet d’optimiser en continu la consommation énergétique à l’échelle urbaine, tout en améliorant la qualité de vie et la durabilité des services publics.
Enfin, les agents d’IA métiers complètent ce dispositif. Ils accompagnent les opérateurs et ingénieurs au quotidien, simplifient la prise de décision, réduisent la charge cognitive et accélèrent la planification. Ensemble, ces innovations font passer les organisations d’une logique de réaction à une logique d’anticipation et d’orchestration continue, tout en maintenant l’humain au centre du pilotage. Elles préfigurent une nouvelle génération de gestion énergétique, à la fois plus responsable, plus intelligente et plus ancrée dans les usages réels.
Comment persuadez-vous les collaborateurs et les partenaires de la nécessité de se tourner vers des pratiques plus durables, en utilisant l’intelligence artificielle comme levier ?
Convaincre ne consiste pas à imposer une vision, mais à susciter l’adhésion en rendant le changement tangible et désirable. L’intelligence artificielle peut devenir un formidable levier de durabilité, à condition qu’elle soit perçue comme un outil d’amplification du pouvoir d’agir, et non de substitution. Chez ENGIE, nous privilégions toujours une approche de terrain : partir des besoins réels, co‑construire avec les équipes, et démontrer concrètement comment une solution d’IA améliore à la fois la performance et l’impact environnemental.
Cette démarche s’incarne notamment à travers le programme “21J”, directement inspiré du framework MSPT (Mindset, Skilling, Path, Teaming). En trois semaines, il permet d’accompagner les équipes dans une transformation concrète autour de l’IA, en travaillant sur la posture, les compétences et la dynamique collective. Ce dispositif s’appuie sur des leviers cognitifs puissants : la motivation intrinsèque, la compréhension du sens, et la capacité d’expérimenter dans un contexte réel. Les collaborateurs y découvrent comment intégrer les outils d’IA dans leur quotidien professionnel, en cohérence avec leurs objectifs à court et moyen terme, et prennent conscience de la façon dont ces technologies redéfinissent leur rapport au travail et à la durabilité.
Convaincre, c’est aussi savoir écouter. Les résistances viennent rarement du rejet de la technologie, mais du doute sur sa finalité. Quand on reconnecte l’IA à des enjeux concrets – sécurité, qualité de service, performance énergétique – et qu’on donne aux équipes la possibilité d’en mesurer elles‑mêmes les effets, la dynamique change complètement. L’adoption devient alors une démarche collective, fondée sur la compréhension, la confiance et l’envie de faire partie d’un projet porteur de sens.
Quels sont les obstacles les plus courants que vous rencontrez dans la mise en œuvre des initiatives de transition énergétique basées sur l'IA, et comment pouvez-vous les surmonter ?
Les obstacles que nous rencontrons sont rarement technologiques. Ils tiennent bien plus souvent à la maturité des organisations, à la qualité des données et à la capacité à aligner les acteurs autour d’une même vision. La tentation du “POC permanent” est réelle : beaucoup d’initiatives démarrent avec enthousiasme, mais peinent à passer à l’échelle faute d’une gouvernance claire ou d’indicateurs partagés.
La qualité et la traçabilité des données restent un défi structurel. Sans socle fiable, l’IA ne peut ni apprendre ni délivrer de la valeur. Nous avons donc mis en place des référentiels et des standards d’intégration qui garantissent la cohérence entre métiers, techniques et data. Cette rigueur permet de transformer les projets en solutions pérennes, et non en expérimentations isolées.
Le second grand défi est humain. L’adoption de l’IA suppose de revisiter nos façons de travailler, de décider, de collaborer. Elle bouscule parfois des repères établis. Pour y répondre, nous misons sur l’accompagnement des équipes, la transparence sur les usages, et le partage d’expériences réussies. Les programmes d’acculturation comme 21J ou les démarches de co-construction permettent de dépasser la méfiance initiale et de replacer l’IA dans un cadre concret, utile et maîtrisé.
Enfin, il y a le défi du temps. Les cycles d’apprentissage d’une IA ne sont pas toujours alignés avec les calendriers opérationnels ou budgétaires. C’est pourquoi nous insistons sur la valeur mesurable à chaque étape : un prototype doit produire un enseignement exploitable, même s’il n’est pas encore industrialisable. Cette culture de la preuve progressive est essentielle pour maintenir la confiance et l’engagement de tous.
Pouvez-vous partager un exemple concret où l'IA a transformé un projet de transition énergétique chez ENGIE, rendant son impact environnemental plus positif ?
Le projet Smart City d’Angers Loire Métropole, que j’évoquais précédemment, illustre déjà de manière exemplaire comment l’IA peut contribuer à une gestion énergétique plus intelligente et plus durable. Mais au-delà de cette initiative territoriale, d’autres projets menés par ENGIE montrent à quel point l’intelligence artificielle devient un catalyseur de performance environnementale.
L’un d’eux concerne l’optimisation énergétique des bâtiments tertiaires et industriels à travers des algorithmes de pilotage prédictif. Concrètement, l’IA analyse en temps réel des milliers de données issues des capteurs — températures, taux d’occupation, production locale d’énergie, météo — pour ajuster automatiquement les consignes de chauffage, de ventilation et d’éclairage. Cette approche permet de réduire les consommations sans altérer le confort des occupants, tout en identifiant les dérives de performance avant qu’elles ne deviennent coûteuses.
Ces solutions ont un double effet vertueux : elles diminuent les émissions de CO₂ et elles renforcent la fiabilité des installations. Mais leur véritable réussite réside dans l’appropriation par les équipes de terrain. Techniciens, exploitants et managers participent activement à l’interprétation des données et à l’ajustement des modèles. L’IA ne remplace pas leur jugement, elle l’amplifie.
C’est sans doute cela, le véritable impact de l’intelligence artificielle dans la transition énergétique : elle transforme les outils, bien sûr, mais surtout les modes de pensée et de décision. Elle rend possible une performance durable, où la technologie sert de tremplin à l’intelligence collective
Selon vous, quels seront les développements clés dans l'intersection de l'IA et de la transition énergétique dans les cinq à dix prochaines années, et comment vous y préparez-vous chez ENGIE ?
Avec la vitesse d’évolution des technologies d’intelligence artificielle, il est devenu difficile de se projeter sur un horizon de cinq à dix ans. Je le constate chaque jour, et pas seulement chez ENGIE : nous avançons souvent à vue sur de nombreux sujets, en essayant de comprendre, d’expérimenter, d’apprendre en marchant. Cette incertitude n’est pas une faiblesse, c’est le reflet d’un monde en transition, où la maîtrise ne se construit plus uniquement par la planification, mais par la capacité d’adaptation et d’apprentissage collectif.
Si l’on aborde la question d’une manière prospective, plusieurs dynamiques majeures se dessinent néanmoins. D’abord, l’émergence de systèmes autonomes supervisés capables d’orchestrer en temps réel la production, le stockage et la consommation d’énergie à différentes échelles — du bâtiment au territoire. Ces systèmes s’appuieront sur la convergence entre IA, capteurs connectés, edge computing et jumeaux numériques, permettant d’anticiper et de piloter le carbone avec la même précision qu’on pilote aujourd’hui les coûts ou la performance.
Ensuite, l’avenir de l’énergie sera celui de l’interopérabilité. La décentralisation s’accélère, avec des milliers d’acteurs — particuliers, entreprises, collectivités — devenant eux-mêmes producteurs, consommateurs et stockeurs d’énergie. L’IA devra permettre à ces systèmes hétérogènes de dialoguer et de coopérer intelligemment, dans un cadre à la fois ouvert, sécurisé et sobre.
Mais le véritable enjeu sera humain. Nous devons apprendre à collaborer différemment avec ces intelligences, à leur déléguer certaines tâches de supervision sans perdre la maîtrise du sens. Cela suppose d’investir massivement dans les compétences, la culture de discernement et la compréhension fine des mécanismes cognitifs qui influencent nos décisions. C’est pour cela que nous développons des programmes d’acculturation et de formation autour de l’IA et des sciences cognitives : pour que les collaborateurs comprennent non seulement comment ces outils fonctionnent, mais aussi comment ils transforment notre façon de penser et d’agir.
Chez ENGIE, nous nous préparons à cette évolution en adoptant des architectures ouvertes et modulaires, en renforçant la sécurité et la traçabilité des données, et surtout en maintenant l’humain au centre des boucles de décision. L’avenir de l’intelligence artificielle dans la transition énergétique ne sera pas celui d’un monde automatisé, mais celui d’un monde plus lucide, plus agile et plus conscient, où la technologie amplifie notre capacité à faire des choix éclairés et durables.
Mohamed Senhadji est Innovation Acceleration Lead chez ENGIE, avec plus de quinze ans d'expérience en ingénierie cognitive, conseil et gestion de projets. Il se spécialise dans l'innovation digitale et la transition énergétique. Ses compétences incluent la définition de stratégies, le management d'équipe, et l'excellence opérationnelle. Il a géré des projets de transformation digitale et d'amélioration des processus et il alterne entre des missions stratégiques et des projets opérationnels. Mohamed détient un diplôme en Cognitique de l'ENSC.