Olivier, après plus de 35 ans d'expérience dans le marketing, comment percevez-vous l'impact durable de l'intelligence artificielle sur le secteur du marketing digital? Quelles transformations majeures avez-vous observées?
Après plus de 35 ans passés à observer et pratiquer le marketing, je peux dire que l’intelligence artificielle constitue l’une des ruptures les plus structurantes que le terrain de jeu du marketing ait connu. Et ce n'est pourtant pas la 1ère rupture. Internet puis le mobile et le digital au sens plus global ont induit des mutations majeures. Mais contrairement à ces précédentes révolutions, l’IA n’est pas seulement un nouveau canal ou une nouvelle technologie. L'intelligence artificielle reconfigure profondément les logiques mêmes du marketing.
Dans le domaine de la relation client, grâce à l’IA, nous passons d’une personnalisation par segmentation à une personnalisation de plus en plus individualisée. Cela bouleverse et va bouleverser les modèles relationnels, l'expérience client à la fois dans sa dimension stratégique et dans son exécution.
L'intelligence artificielle renverse également le processus créatif. Là où la création était historiquement une phase en amont, intuitive et centralisée, elle peut s'avérer devenir plus fluide, itérative. Les IA génératives facilitent et accélèrent la production de contenus à grande échelle, testables en temps réel... Mais elles contribuent aussi à alimenter et amplifier un content shock qui dégradent depuis plusieurs années le potentiel d'attention des publics.
À terme, nous allons aussi devoir prendre en compte une transformation culturelle. L’IA pourrait alimenter un sujet de remise en question de la confiance des consommateurs. Ceux-ci sont de plus en plus sensibles à la manière dont leurs données sont utilisées, à la nature des contenus qu’ils consomment et encore plus à l’authenticité des marques. Le marketing va donc être amené à gérer un nouveau paradoxe. Capitaliser sur l'IA pour gagner en performance tout en inscrivant l'utilisation de l'IA dans une dimension nécessairement responsable.
Ce que je retiens, c’est que l’IA ne remplace pas l’intelligence marketing. Elle l’exige.
En tant que stratège en marketing, comment intégrez-vous concrètement l'intelligence artificielle pour optimiser l'expérience client? Pourriez-vous donner un exemple concret de réussite?
L’intelligence artificielle doit être vue et intégrée comme un levier au service d’une vision fiabilisée et plus fine de l’expérience client. Intégrer l’IA c’est la relier à une ambition marketing originelle mais renouvelée : mieux comprendre les attentes, anticiper les comportements, personnaliser les interactions et créer de la valeur durable pour la marque comme pour le client. L'IA est donc bien un accélérateur de l'efficacité marketing autant que de la considération du client.
Je pense qu'il ne faut pas remettre en cause l'intuition humaine. En revanche, elle peut se retrouver amplifiée, challengée et augmentée par la machine.
Vous avez dirigé la transformation IA chez Isoskele. Quelles ont été les plus grandes difficultés que vous avez rencontrées lors de ce déploiement et comment les avez-vous surmontées ?
Toute transformation est par définition difficile.
La principale difficulté n’était pas technologique. Nous avons organisé un déploiement large des outils. Et nombre de talents de l'entreprise étaient également volontaires pour faire évoluer les pratiques de l'entreprise.
Le principal enjeu d'une transformation est culturel et organisationnel. La résistance au changement est présente dans toutes les organisations, dans toutes les entreprises.
Au sein d'un groupe constitué de plusieurs business units, il convenait aussi de décloisonner. L'IA est un formidable révélateur des différences métiers, d'une pensée spécifique selon que l'on soit un créatif, un planneur strat., un data analyste, un expert tech. Et il est bien entendu difficile de réconcilier les attentes et contraintes de ces différents métiers qui doivent faire face à une technologie qui bouscule de nombreux principes.
La transformation IA nécessite d'écouter, de rassurer avant de guider chacune et chacun sur le chemin d'une adoption qui doit être souhaitée et non imposée.
L'Atlas du Marketing, que vous avez co-écrit, aborde-t-il la question de l'IA ? Si oui, comment pensez-vous que l'IA redéfinit les stratégies marketing modernes décrites dans l'atlas?
L'Atlas du Marketing est sorti en 2012. À l'époque, nous étions loin de penser qu'après la transformation digitale en cours, les marketers allaient être confrontés à une nouvelle disruption aussi massive et rapide.
De façon globale, l'intelligence artificielle nous oblige à repenser, voire même refonder la pensée marketing, ses traductions stratégiques, son organisation et bien entendu, son exécution.
Étant donné votre rôle de formateur, comment voyez-vous l'importance de l'éducation et de la formation continue dans l'adoption de l'IA par les professionnels du marketing?
J’enseigne depuis plus de 20 ans à des étudiants de Master et à des professionnels en reconversion ou en perfectionnement. je constate aujourd’hui les mêmes résistances que celles que j'ai constaté depuis 20 ans lorsqu'il s'agit de remettre en question les acquis et les habitudes. Le véritable frein à l’IA, ce n’est pas l’outil, c’est le niveau de compréhension et de confiance qu’on a vis-à-vis de lui.
L'IA oblige en effet les professionnels à changer de posture. Il convient donc d'abord de démystifier l’IA. C'est à dire comprendre les logiques qui la sous-tendent, découvrir des cas d’usage concrets, expérimenter des outils simples, tout en conservant un esprit critique, condition fondamentale d'une bonne utilisation, en particulier par les étudiants. Dans un monde où les technologies évoluent plus vite que les organisations, la compétence la plus précieuse devient la capacité à apprendre en permanence.
Avec l'émergence constante de nouvelles technologies, comment identifiez-vous les tendances pertinentes en IA qui méritent une attention particulière pour les professionnels du marketing ?
La transformation ne devient stratégique qu'à partir du moment où elle change durablement la relation entre la marque et ses publics. C'est le cas aujourd'hui avec une IA qui à travers ses évolutions rapides remodèle cette relation.
Mais c'est aussi le cas compte tenu de l'impact de l'IA sur l'exécution de chaque maillon de la chaine de valeur du marketing : analyse, acquisition, communication, fidélisation...
L'intelligence artificielle répond à de nombreuses problématiques des acteurs du marketing. Mieux segmenter, personnaliser, engager, automatiser, créer... Tous ces éléments devant servir une stratégie claire qui ne peut simplement pas être automatisée. Il convient donc d'associer la technique, le sens, et l’humain. C’est là que l’expertise marketing garde toute sa pertinence à l’ère de l’IA.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune marketeur qui souhaite se spécialiser dans l'intelligence artificielle ? Quelles compétences ou qualités devraient-ils prioriser ?
Difficile de répondre à cette question sans tomber dans les lieux communs.
Il ne faut pas céder au chant des sirènes qui promettent la facilité, l'instantanéité, l'automatisation à tous crins. La prise de recul, qui constitue une qualité incontournable pour un marketeur, est indispensable pour intégrer les apports de l'intelligence artificielle sans tomber dans ses pièges.
Et au-delà des compétences, je dirais que la qualité essentielle à cultiver, c’est la curiosité. Être capable d’apprendre en continu, d’explorer des outils nouveaux, de relier les signaux faibles, de faire dialoguer technologie, société et comportement humain. Voilà ce qui fera la différence dans les années à venir.
Olivier Bertin est un stratège en marketing et expérience client avec plus de 35 ans d'expérience. Il a occupé divers postes chez des annonceurs, instituts d'études et agences. Actuellement, il est directeur marketing et innovation chez Isoskele, où il dirige également la transformation IA. Il a initié le déploiement d'une plateforme d'accès aux LLMs et un programme de formation sur l'intelligence artificielle pour tous les employés. Co-auteur de l'Atlas du Marketing, il enseigne depuis plus de 20 ans et reste en veille active sur les tendances du marché. Ses expertises incluent l'intelligence artificielle, le marketing digital et la recherche de marché.