Madame Ekoulé Tematio, pouvez-vous partager avec nous un moment décisif de votre carrière où vous avez su que l'Intelligence Artificielle serait au cœur de votre parcours professionnel ?
Le déclic s’est fait à un moment très concret de ma transition vers l’entrepreneuriat. Je venais de quitter un grand groupe où tout, le marketing, le commercial, la communication, était structuré. Et en devenant indépendante, je me suis retrouvée seule, à tout gérer à la main, avec des fichiers Word et Excel.
Alors, j’ai commencé à développer mon propre outil : un CRM sur-mesure pour centraliser mes données clients, rédiger mes offres, planifier mes publications LinkedIn. C’était en 2022, avant l'arrivée des IA grand public, donc tout était encore manuel. Et juste au moment où je m’apprêtais à le lancer, en novembre 2022, mon fils adolescent entre dans mon bureau et me dit : « Maman, tu connais ChatGPT ? »
Ce jour-là, j’ai pris la mesure de ce nouvel outil. J’ai compris que l'IA allait devenir une alliée incontournable de la productivité. Et surtout, que je ne pouvais pas lancer un outil sans intelligence artificielle. J’ai donc tout repris depuis le début pour y intégrer de l’IA, et proposer une version beaucoup plus puissante. Développer avec l'IA via l'API d'OpenAI m'a permis de découvrir cet outil d'une façon bien plus complète et concrète que ne l'aurait permis un simple usage de l'interface de chat.
C’est à ce moment-là que j’ai compris que l’IA ne serait pas juste une tendance passagère, mais un levier stratégique d’optimisation, de structuration et de création de valeur. Depuis, je la considère comme un outil essentiel dans ma boîte à outils pour améliorer les processus et automatiser là où c’est pertinent.
En tant que fondatrice de my AI Ninja et d'Imoran Hub, comment abordez-vous la sensibilisation et l'éducation des professionnels à l'adoption de l'Intelligence Artificielle dans leurs organisations ?
Mon approche repose sur une conviction forte : l’IA est un outil simple, accessible à tous, à condition d’être bien guidé. Je me tiens volontairement à distance du marketing “bling bling” qui promet des gains magiques, des prompts secrets ou des automatisations de 46 étapes. Ce type de discours crée souvent de la peur ou de la désillusion.
Chez Imoran, je travaille à démystifier l’IA et à montrer comment chacun peut l'intégrer de façon concrète dans son quotidien professionnel, sans jargon technique. Cela passe par des ateliers immersifs, des cas d’usage concrets, et une pédagogie qui valorise l’expérimentation. J’insiste aussi beaucoup sur la posture de copilote : savoir mobiliser l’IA à bon escient, tout en gardant le contrôle.
Une anecdote illustre bien cette démarche : à la fin d’une conférence, un professionnel est venu me voir en courant : « J’ai annulé le restaurant de ce soir ! ». Voyant ma surprise, il a expliqué : « C’est la première fois qu’une conférence sur l’IA me donne vraiment envie de m’y mettre. Je veux rentrer tester dès maintenant ! » C’est exactement ce que je cherche à provoquer : des déclics pragmatiques, immédiats, durables.
Vous avez une riche expérience dans le secteur financier. Comment voyez-vous l'évolution de l'Intelligence Artificielle spécifiquement dans ce secteur, et quels sont les principaux défis à relever aujourd'hui ?
Le secteur financier est particulièrement propice à l’IA car il combine deux caractéristiques : un très grand volume de reporting, de documentation et de procédures, d’une part; des masses de données complexes à traiter, d’autre part. Deux domaines dans lesquels l’IA excelle.
L’usage de l’IA dans l’analyse de données n’est pas nouveau. Cela fait plus de 20 ans que les salles de marché, les analystes et les institutions financières utilisent des algorithmes pour lire, structurer et interpréter des flux d’informations à une vitesse inégalée, qu’il s’agisse de données financières, stratégiques ou de signaux faibles de l’environnement. Ces usages sont aujourd’hui mûrs et bien intégrés.
En revanche, le vrai potentiel encore sous-exploité, selon moi, réside dans les équipes support et fonctions transverses. Beaucoup ne savent pas encore comment tirer parti de l’IA pour gagner du temps sur les reportings, la documentation, ou encore l’analyse de données internes. Or, avec les bons outils, il est aujourd’hui possible de dégager des indicateurs stratégiques puissants à partir de données d’activité très simples comme un fichier d’écritures comptables. Les possibilités sont quasiment infinies, et concernent toutes les fonctions de l’entreprise.
Avec plus de 700 personnes formées récemment, quels sont les obstacles les plus courants que vous rencontrez lors de l'implantation de l'IA dans les entreprises, et quelles stratégies proposez-vous pour les surmonter ?
Ils sont 1600 désormais ! 😊
Il y a essentiellement trois grands freins que je perçois dans mes interventions.
Le premier est une résistance au changement, souvent alimentée par la crainte d’être remplacé par l’IA.
Le second est un manque de compréhension concrète de ce qu’est l’IA et de ce qu’elle permet vraiment : beaucoup d’idées reçues, de promesses excessives ou de flou technique entravent cette compréhension.
Le dernier est un manque de stratégie claire : certaines entreprises lancent des initiatives isolées, sans feuille de route ni vision globale avec des employés qui ne savent pas ce qu'ils ont le droit de faire ou pas avec l'IA.
Pour lever ces freins, je privilégie une approche en trois temps. D’abord, acculturer les équipes avec une pédagogie concrète, ancrée dans leur réalité métier, loin du jargon et du sensationnel. Ensuite, provoquer un déclic à travers des démonstrations ciblées ou des prototypes IA très simples, mais à fort impact sur leur quotidien professionnel. Et une fois l’intérêt suscité, j’aide les dirigeants à structurer une démarche IA réaliste, alignée sur les priorités de l’entreprise mais également cohérente avec ses contraintes de sécurité et de confidentialité. C’est cette combinaison de pédagogie, d'expérimentation et de stratégie qui permet une adoption durable et responsable de l’IA.
Pourriez-vous nous parler d'un projet de transformation organisationnelle en IA auquel vous avez participé et qui vous a particulièrement marqué par sa complexité ou ses résultats ?
Je travaille actuellement avec une PME en forte croissance dans l’e-commerce de dispositifs médicaux, dont les équipes étaient largement surchargées par des tâches manuelles, malgré d’excellents résultats commerciaux. Mon intervention a commencé par un audit global des processus, réalisé avec la direction, afin d’identifier les points de friction et les leviers d’optimisation.
Nous avons ensuite lancé plusieurs chantiers IA concrets : d’abord l’automatisation de la gestion des e-mails, avec une première couche de règles simples, puis une intégration d’IA pour classifier, prioriser et traiter automatiquement certaines demandes. En parallèle, j’ai conçu un algorithme d’optimisation du planning des équipes, pour fluidifier la charge de travail. Nous avons aussi transformé l’usage des données : grâce à leur ERP, nous avons mis en place des tableaux de bord augmentés par IA, capables d’analyser ventes, stocks, politique fournisseurs et d’alimenter la réflexion stratégique.
Enfin, nous travaillons sur un outil de modération automatique pour leur forum client, jusque-là modéré manuellement, ce qui est extrêmement chronophage. Ce que je trouve passionnant dans ce projet, c’est de voir l’impact concret sur le quotidien des équipes : moins de surcharge, plus de clarté, une meilleure lisibilité des priorités. Dans ce projet, l'IA, redonne du souffle à toute l’organisation.
Comment voyez-vous l'évolution des compétences requises pour travailler avec l'Intelligence Artificielle, et comment préparez-vous les futurs leaders à cette réalité chez Imoran ?
Travailler avec l’IA demande un nouveau socle de compétences, à la fois techno-pratiques et intellectuelles. Il faut d’abord apprendre à dialoguer efficacement avec une IA, en formulant les bonnes requêtes, ce qu’on appelle les “prompts”. Mais ce n’est qu’un début.
Il est essentiel également de comprendre les limites, les biais et les enjeux éthiques de ces outils. Et surtout, de développer une posture de recul critique : l’IA ne pense pas, elle calcule. C’est pourquoi j’insiste toujours sur cette posture : “réfléchir d’abord, demander ensuite”. C’est la seule façon de piloter l’IA efficacement, sans la subir.
Chez Imoran, j’anime des ateliers très concrets, où je montre non seulement ce que l’IA permet de faire, mais aussi ce qu’elle ne permet pas. Mon objectif est de former des professionnels autonomes, lucides, capables de tirer parti de l’IA sans tomber dans la dépendance ni dans l’illusion. L’IA est un outil formidable à condition de rester maître à bord.
À votre avis, comment l'Intelligence Artificielle influence-t-elle les décisions stratégiques au sein des entreprises aujourd'hui, et comment cela façonnera-t-il le paysage des affaires dans les années à venir ?
Aujourd’hui, l’IA agit comme un accélérateur silencieux mais puissant dans la prise de décision stratégique. Elle libère du temps en automatisant des tâches répétitives, rend accessibles des informations jusqu’ici dispersées ou inexploitées, et permet une capacité d’analyse, de synthèse et de projection inédite. Elle ne remplace pas les décideurs mais elle agrandit leur champ de vision.
Ce qui change également, c’est le rapport à la donnée : elle devient un actif stratégique à part entière. Et cela commence déjà à redéfinir les modèles de pilotage, les arbitrages et même les structures organisationnelles.
Dans les années à venir, alors que l’accès aux outils d'IA générative sera généralisé, ce ne sera plus la capacité à produire un document ou à rédiger rapidement un contenu qui fera la différence. Ce seront la créativité, la qualité de la réflexion stratégique, la capacité à poser les bonnes questions et... la vitesse d’exécution qui deviendront des avantages compétitifs majeurs.
L’IA met tout le monde au même niveau sur les fondamentaux.
Ce sont les usages intelligents et différenciants qui créeront de la valeur.
Par contre, cette transformation ne sera durable que si elle s’accompagne d’une évolution culturelle interne. L’IA peut générer de l’efficacité, mais aussi de l’angoisse ou des failles de sécurité. Les leaders de demain devront donc conjuguer performance, éthique et accompagnement humain, pour que la transition profite à tous les niveaux de l’organisation.