La vraie révolution de l’IA en Supply Chain, ce n'est pas de mieux prévoir mais de mieux décider (Johann Robette, Vekia)

Johann, pouvez-vous nous décrire comment vous en êtes venu à vous intéresser à l'intelligence artificielle (IA) et à l'intégrer dans le domaine de la chaîne d'approvisionnement?

La Supply Chain est probablement l’un des premiers terrains naturels de l’IA. Dès qu’on parle d’anticiper, de planifier ou d’optimiser, on touche à des problématiques où la donnée et la modélisation peuvent réellement faire la différence.

Mais surtout, la Supply Chain est un domaine où les décisions sont nombreuses, quotidiennes et interdépendantes. Acheter ou ne pas acheter, combien, quand, auprès de qui, dans quelles conditions… Ces choix ont un effet direct sur la performance de toute l’entreprise.

Cette complexité fait de la Supply Chain un terrain idéal pour l’IA. A date, la quasi totalité des grandes entreprises font des prévisions, mais très peu sont capables d'en tirer des décisions réellement éclairées. On essayait de “deviner” le futur le plus probable, souvent en ignorant ou simplifiant son incertitude, et on optimise toutes les décisions vis à vis de ce scénario unique. L’IA permet justement de considérer pas un mais la majorité des futurs possibles et d’évaluer quelle décision sera la plus robuste, la plus rentable, quels que soient les aléas.

Dans votre rôle de Directeur de la Satisfaction Client chez Vekia, comment l'IA a-t-elle transformé la façon dont vous abordez la satisfaction client et les études de marché?

Ce qu’on observe sur le terrain, c’est que la vraie satisfaction vient quand le client voit concrètement 1/ un impact économique et 2/ une libération des équipes. Sur le pan de l'impact économique, l'objectif est de ne pas focaliser sur un meilleur taux de service uniquement, mais une amélioration mesurable de la profitabilité.

Chez Vekia, on approche la performance par le triangle de performance Supply Chain: service, coûts, investissements.
L’objectif n’est pas de maximiser un indicateur isolé, mais de trouver le bon équilibre entre les trois. Autrement dit : pour 1 € investi en stock, combien l’entreprise génère-t-elle réellement ?

Quand on montre à un client qu’une décision IA permet de faire “autant avec moins” — par exemple maintenir le même niveau de service tout en réduisant le besoin en fonds de roulement, ou avec 80% d'intervention humaine en moins —, la satisfaction ne se discute pas : elle se constate.

Pour quelqu'un qui est à la pointe de l'optimisation des stocks avec des outils basés sur l'IA, quels sont les défis éthiques que vous avez rencontrés dans l'application de ces technologies?

Pour moi, le principal défi n’est pas tant d’ordre moral ou philosophique, mais humain et organisationnel. Il tient à la conduite du changement, à la capacité qu’auront les entreprises — et les individus — à accepter que le travail évolue profondément.

Beaucoup de tâches quotidiennes dans la Supply Chain sont encore très manuelles : passer en revue des fichiers Excel, vérifier des prévisions, recalculer des besoins, décider d’acheter une ou deux palettes…
Tout cela faisait parfaitement sens avec les outils dont on disposait il y a quelques années. Mais aujourd’hui, la machine peut exécuter ces tâches de manière plus précise, plus rapide et plus cohérente.

Le vrai enjeu éthique, c’est donc d’accompagner ce lâcher-prise.
Il ne s’agit pas de supprimer le rôle humain, mais de le repositionner.
L’humain doit intervenir là où la machine reconnaît ses limites : quand il existe trop d’incertitudes, quand un risque particulier se profile, ou quand une opportunité demande une appréciation tactique ou stratégique.
Autrement dit, la machine dit “voici la meilleure décision compte tenu des scénarios que je vois”, et l’humain vient apporter du contexte, du jugement, de l’intuition.

Cela suppose une montée en compétence du métier.
Les approvisionneurs, par exemple, vont devoir développer de nouvelles capacités : interpréter les signaux faibles, comprendre la logique économique derrière les décisions, collaborer avec la machine plutôt que de la surveiller.

Et cela ne se fera pas sans accompagnement.
Aujourd’hui, dans beaucoup d’entreprises, les équipes sont prises dans le rythme opérationnel et n’ont pas le temps de réfléchir à cette évolution. D’autant plus que les profils sont souvent jeunes, orientés exécution, et pas toujours formés à ces nouvelles dimensions d’analyse et de pilotage.

Donc à mes yeux, le défi éthique, c’est avant tout un défi d’évolution du travail : savoir comment on accompagne cette transformation pour que la technologie libère de la valeur, sans créer de rupture humaine.

Vous avez une vaste expérience dans des secteurs variés comme l'aérospatiale et le commerce électronique. Comment l'adaptation de l'IA diffère-t-elle d'un secteur à l'autre, et quel a été le secteur le plus réceptif selon vous?

En réalité, nous n’avons pas d’expérience spécifique dans l’aérospatial, ni même particulièrement dans le commerce électronique.
Notre approche est relativement agnostique des secteurs : nous intervenons là où il y a des décisions d’approvisionnement à prendre, avec de fortes contraintes économiques et de l’incertitude.

Cela dit, certains domaines sont naturellement plus concernés.
C’est le cas du retail, qu’il soit B2C ou B2B, mais aussi de la gestion de maintenance ou de la gestion de pièces détachées.
Dans ces environnements, les événements sont souvent rares et très erratiques : une pièce qu’on consomme une fois par trimestre, un t-shirt qui se vend par à-coups selon la météo ou les promotions…
Chaque décision de stock devient alors un pari économique important.

Prendre la mauvaise décision — par exemple acheter trop — peut rapidement générer du stock mort qui va immobiliser du cash et freiner la croissance.
À l’inverse, ne pas acheter, c’est risquer une rupture, une perte de chiffre d’affaires ou une baisse de qualité de service.
Le trade-off est difficile à gérer, surtout quand il se répète sur des milliers de références.

C’est précisément dans ces contextes-là que des approches comme celles de Vekia, basées sur l’IA probabiliste et l’optimisation stochastique économique, apportent le plus de valeur.
Elles permettent d’évaluer les risques et les opportunités de chaque scénario, pour prendre des décisions robustes économiquement, et non simplement “raisonnables” du point de vue du stock.

Pouvez-vous expliquer comment votre participation au Conseil Consultatif Foresight influence votre vision de l'avenir de l'IA dans les chaînes d'approvisionnement?

Foresight, c’est le magazine orienté “practitioners” de l’International Institute of Forecasters (IIF). C’est une communauté internationale qui réunit des chercheurs, des experts et des professionnels autour d’un même sujet : la prévision, sous toutes ses formes — pas uniquement dans la Supply Chain, même si ce domaine y occupe une place importante.

Ce qui me plaît particulièrement dans cette initiative, c’est son rôle de pont entre deux mondes qui se connaissent souvent mal : le monde académique et le monde de l’entreprise.
Du côté des chercheurs, cela permet d’être plus connectés à la réalité du terrain, de mieux comprendre les attentes et les contraintes opérationnelles. Et du côté des entreprises, cela donne accès à un éclairage de très haut niveau sur les avancées récentes en algorithmie, en apprentissage automatique ou en modélisation de l’incertitude.

Ce dialogue permanent accélère ce qu’on pourrait appeler le “time to market de la recherche” : les idées et méthodes nouvelles trouvent plus vite leur application concrète.
Et surtout, il oriente la recherche vers des sujets qui ont une vraie valeur d’usage pour les entreprises, comme la prise de décision sous incertitude ou l’évaluation économique des prévisions.

En résumé, participer à Foresight m’amène à voir l’avenir de l’IA en Supply Chain non pas comme une rupture technologique isolée, mais comme un mouvement collectif d’apprentissage entre chercheurs et praticiens, où chacun a un rôle à jouer pour rendre les outils plus pertinents, plus applicables, et plus utiles à la décision économique.

Quel a été, selon vous, l'impact le plus significatif de l'utilisation de l'apprentissage automatique sur la performance des entrepôts, et comment comptez-vous améliorer encore ces résultats?

Je préfère effectivement parler de Supply Chain au sens large, plutôt que de me limiter à l’entrepôt. Et au-delà du seul apprentissage automatique, c’est tout un ensemble d’algorithmes et de modèles, regroupés sous le terme d’intelligence artificielle, qui a profondément changé la manière dont les entreprises pilotent leurs opérations.

Jusqu’à présent, la majorité des efforts s’est concentrée sur la prévision : définir quel sera le futur le plus probable, anticiper la demande, et bâtir les décisions sur cette anticipation. Cela a permis des progrès considérables, c’est indéniable. Mais je pense que le véritable tournant se situe désormais ailleurs.

L’apport le plus significatif aujourd’hui, c’est la capacité à mieux structurer la prise de décision.
Non plus raisonner sur un seul futur probable, mais sur plusieurs futurs possibles.
Et non plus évaluer une décision uniquement à travers une variable locale — par exemple le niveau de stock —, mais en considérant l’ensemble de ses impacts : sur les transports, sur les opérations en entrepôt, sur la réception, le contrôle qualité, la mise en rayon, voire même sur la charge administrative liée à la facturation.

En d’autres termes, l’IA permet de briser les silos organisationnels et de replacer chaque décision dans une vision à 360°.
Cela change tout : on ne cherche plus à optimiser séparément le stock, le transport ou le service client, mais à maximiser la performance économique globale. C’est une approche plus systémique, plus cohérente avec la réalité d’une Supply Chain moderne.

Et cela a aussi un effet sur les métiers.
Une grande partie du travail de l’approvisionneur consistait jusqu’ici à répéter des calculs que la machine peut désormais exécuter, avec plus de rigueur et de constance.
Ce que l’IA permet, c’est de recentrer le rôle humain sur la gestion des exceptions, sur les cas où la machine dit « je ne sais pas », sur les situations où le contexte, la négociation ou la stratégie nécessitent encore une interprétation.

C’est là, à mon sens, le vrai breakthrough actuel : des décisions plus globales, plus intelligentes économiquement, et des équipes humaines qui retrouvent du sens dans leur rôle.

Dans vos conférences et articles, vous parlez du lien entre la prévision et la valeur commerciale. Comment voyez-vous l'évolution de ce lien avec l'avancée de l'IA?

Le lien entre la prévision et la valeur commerciale existe depuis toujours.
Avec ou sans intelligence artificielle, une bonne ou une mauvaise prévision influence directement la performance économique de l’entreprise. Ce lien n’est pas “visible” au sens physique, mais il est très réel, et on ne peut pas le modifier : une décision reste toujours le résultat d’une anticipation du futur.

Ce que change l’IA, ce n’est pas ce lien lui-même, mais la façon dont on l’exploite.
La technologie permet aujourd’hui d’utiliser beaucoup plus de données, de traiter des problèmes beaucoup plus complexes, et surtout d’aborder un sujet dans son ensemble plutôt que de le découper en sous-problèmes isolés.

Autrement dit, l’IA permet de faire un meilleur usage de la prévision.
On ne se contente plus de prévoir une demande et d’y ajouter un stock de sécurité : on met en regard les différents scénarios possibles, les coûts, les risques et les leviers économiques, pour prendre des décisions réellement optimisées.

Et cela n’a rien d’anecdotique : on parle de gains réels de 1 à 2 points de marge nette sur certaines activités. Parce qu’au lieu de raisonner uniquement sur des paramètres techniques, on cherche à optimiser économiquement les décisions.
Ce n’est pas une rupture conceptuelle, c’est une amélioration dans la manière de connecter la prévision à la valeur qu’elle peut effectivement générer pour l’entreprise.


Johann Robette est directeur de la satisfaction client et des études de marché chez Vekia, un éditeur SaaS français spécialisé en gestion de stocks et supply chain. Il intervient régulièrement lors de conférences internationales, soulignant l'importance de mesurer la véritable valeur ajoutée commerciale des initiatives en matière de chaîne d'approvisionnement. Johann est affilié au Data Lab for Social Good Research Group de l'université de Cardiff (Royaume-Uni) et est membre de l'Advisory Board de la revue Foresight éditée par l'International Institute of Forecasters.

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