Denis, quelle a été votre première rencontre avec l'intelligence artificielle et comment cela a-t-il influencé votre carrière professionnelle ?
Ma première rencontre avec l’IA remonte à 2013, lors d’une conférence consacrée à ce qu’on appelait alors le Big Data. J’ai eu le sentiment qu’un monde s’ouvrait devant moi. Je me suis inscrit le soir même au premier mastère spécialisé en intelligence artificielle de Télécom Paris … puis réfléchi 3 mois avant de vraiment quitter mon poste. Ma motivation était et est toujours double : comprendre de l’intérieur cet objet nouveau et le maitriser au service des entreprises.
Pouvez-vous partager un exemple concret de la manière dont vous avez aidé une entreprise à transformer ses processus grâce à l'IA ?
Dans un groupe de distribution, la question posée était la formation des vendeurs à la méthode de vente, peu appliquée. Il m’était suggéré de faire un bot qui permette aux commerciaux de poser des questions sur les techniques de ventes additionnelles, le placement de la carte de fidélité … C’est techniquement très simple (ce n’est plus un projet informatique aujourd’hui), mais inefficace : le commercial qui n’a pas envie de vendre la carte de fidélité ne posera pas la question à l’IA.
Nous avons réorienté le projet au plus près des préoccupations réelles des vendeurs. Nous avons testé en quelque jour une autre approche : un avatar conversationnel jouant le rôle du client face au commercial. L’avatar joue différents scénarios (il peut avoir d’autres besoins que ce qu’il exprime spontanément, être pressé voire désagréable, ..). Un autre bot récupère la conversation, l’analyse en la comparant avec la méthode de vente. Il restitue immédiatement une évaluation précise et concrète : les bons réflexes, les occasions ratées, les maladresses et leurs alternatives (vous auriez pu dire ..). L’effet de transformation sur les pratiques de ventes est sans commune mesure avec le bot initialement prévu.
Il faut systématiquement challenger le besoin initialement exprimé : c’est souvent le bon point de départ, mais la simple automatisation de l’existant n’apporte qu’une valeur marginale. Tester de nouveaux scénarios (ici l’avatar) est aujourd’hui possible en quelques jours.
À votre avis, quelles sont les plus grandes idées fausses que les entreprises ont concernant l'intégration de l'IA dans leurs opérations ?
Il y en a plusieurs, notamment :
- « C’est un projet informatique compliqué » : les premières marches de l’IA ne relèvent plus de l’informatique mais de la bureautique, souvent plus simple qu’un tableau croisé dynamique sous Excel,
- « C’est magique » : Cette idée conduit à concentrer trop d’attention sur les outils et la technologie, au détriment du besoin réel. Or, l’IA ne se contente pas d’automatiser, elle transforme profondément les pratiques, les métiers et la manière de prendre des décisions. Cela exige une remise en question des responsables opérationnels … ce qu’ils anticipent rarement.
- « Mes données vont être piratées » : la sécurité des données est une obsession nécessaire. Les niveaux de garantie sont déjà élevés quand on suit quelques précautions de base, plus que de nombreuses solutions cloud déjà utilisées par les entreprises.
Il y a des idées fausses, mais surtout souvent une absence d’idée au démarrage : nous sommes tous comme cet éléphanteau qui a grandi et pourrait arracher sans peine le piquet auquel il est attaché. Les règles du jeu ont changé (l’expertise est quasi gratuite et sans limite) et il faut du temps et de l’entrainement pour en tirer les conséquences.
Chez Mémorandum, comment définissez-vous les priorités lorsqu'il s'agit d'intégrer des outils génératifs dans une stratégie d'entreprise ?
C’est une question que nous ne nous posons qu’à la fin : les outils sont pléthoriques, changent très vite, et peuvent couter cher.
Selon le niveau de maturité, une solution de « GPT secure » ou un shadow AI sous contrôle peut être utile pour acculturer des équipes. Au-delà, la démarche de fond est assez simple :
- 1) Nous explorons le business et les process au plus près du terrain (nous ne parlons jamais d’IA à ce stade), puis nous identifions une dizaine de pistes, travaillées en atelier. L’objectif n’est pas d’identifier la piste la plus percutante, mais celle qui aura des conséquences sensibles, simple à implémenter, et permettant de lever les doutes de qualité, d’intégration et de sécurité.
- La deuxième étape consiste à assurer l’autonomie du responsable opérationnel pour maintenir et optimiser son workflow au quotidien. Un process automatisé « boite noire » est vite mis à la poubelle. La vraie force de l’automatisation est son adaptation quasi quotidienne, en direct des observations et des nouvelles idées : ce process automatisé, amélioré en continu devient un asset majeur de l’entreprise. Par exemple, une activité de risque client / fournisseur avec un pilote et un workflow automatisé.
- L’enjeu sera ensuite de canaliser l’énergie du changement : dessiner une cible à 6/12 mois et s’y tenir sous peine de se perdre dans un spaghetti de workflows insuffisamment maitrisés.
Automatiser ce qui prend du temps aux équipes maintenant est une première étape légitime (automatiser un contrôle de facture, le suivi des fins de contrats, filtrer et organiser la réponse aux appels d’offre ...). L'objectif est d’identifier rapidement ce que l'entreprise ne fait pas, faute de ressources humaines, et qui devient possible : faire ce qui change la donne sur le marché.
Comment voyez-vous l'impact de l'enseignement que vous prodiguez à l'École Polytechnique et à l'ESILV sur la prochaine génération de décideurs en matière d'IA ?
Ce cours se transforme chaque année. Il tente aujourd’hui de proposer une réponse concrète à la question posée récemment par un chef d’entreprise lors d’une conférence IA : dois-je continuer à embaucher des juniors et si oui pour quoi faire ?
L’implémentation de workflows a des conséquences déjà mesurables sur l’emploi des juniors. Il leur appartient de trouver et démontrer une nouvelle place dans les entreprises. Il ne s’agit plus d’être un rouage dans une mécanique en place. L’entreprise s’appuie sur les seniors pour faire tous les jours un peu mieux, un peu différemment .. et de manière automatique. Elle va embaucher des juniors pour qu’ils lui disent comment faire autre chose, pas juste différemment.
L’entreprise commence à valoriser non plus celui qui sait le plus, mais celui qui prend vraiment des initiatives et les teste très rapidement, en autonomie (la compétence technique ou procédurale n’est plus un frein) : Un junior curieux (il n’attend pas le changement ..il va le chercher) et robuste (quand ce changement le met en déséquilibre il se remet en question).
L’IA ne produit pas une génération de fainéants assistés comme on pourrait le croire. Au contraire, une génération qui doit être formée (on ne sait poser de bonnes questions à l’IA qu’avec un cerveau aguerri), plus proactive que les précédentes, prenant plus de risques. Une génération aussi sans doute … plus proche du burn out : avez-vous déjà passé quelques heures à travailler avec plusieurs IA en simultané ? Quand on vous enlève les fameuses « tâches à faible valeur ajouté », il ne vous reste que des tâches à forte implication cognitive. Tout le temps.
En tant qu'ambassadeur du programme Osez l'IA, quels obstacles avez-vous rencontrés pour promouvoir l'IA en France, et comment comptez-vous les surmonter ?
Le programme est plutôt un accélérateur, qui justement lève certains freins : ce programme explique que cette transformation IA est un enjeu national immédiat, pas un enjeu business de consultant, et que l’Etat s’organise pour y répondre en mobilisant un réseau de bénévoles compétents pour aider à franchir le premier pas.
Ce programme débute et pour le moment prend pour nous la forme d’une conférence et un à deux ateliers par mois en moyenne.
Comment pensez-vous que la culture d'entreprise doit évoluer pour tirer pleinement parti des avancées en intelligence artificielle ?
L’intelligence artificielle transforme profondément notre manière de penser le travail. Elle redéfinit nos réflexes, nos priorités et notre rapport à la performance. En poussant un peu le trait, cela pourrait donner :
• Faire avant de penser : privilégier l’expérimentation rapide plutôt que la conceptualisation excessive. Créer un prototype (comme l’avatar évoqué en début d’entretien), tester, observer un usage réel — plutôt que d’analyser trop longtemps sur le papier.
• Piloter plutôt qu’exécuter : superviser, ajuster et enrichir des processus intelligents, plutôt que de tout faire soi-même. Le rôle se déplace de l’action vers l’orchestration, une véritable et concrète complémentarité homme machine. Par exemple les premières étapes de réponde à appel d’offre, les analyses de risque client / fournisseur, …
• Le workflow avant le Saas : Automatiser un workflow est simple dès lors qu’il a accès aux données — ce qui n’est pas toujours le cas avec les outils SaaS. En automatisant vous-même votre workflow, vous conservez une maîtrise complète de vos processus : une traçabilité parfaite (piste d’audit), un contrôle total sur la qualité, et une agilité maximale pour le faire évoluer selon vos besoins. Les outils de développement de workflow sont aujourd’hui très mature (n8n, Make .. plus récemment OpenAI).
• Les relations interpersonnelles avant la maîtrise technique : une étude de Stanford en juin dernier montre le renversement des compétences privilégiées dans un monde d’IA.
Les organisations entrent dans une ère de micro-innovation, généralisée (toute fonction, tous niveaux), à haute fréquence. Cela suppose de lâcher prise, un peu, pour gagner en vitesse d’apprentissage : valoriser la curiosité, l’initiative et la remise en question plutôt que la conformité exigeante aux process établis. Désormais, les dirigeants commencent à demander des comptes à ceux qui n’ont rien testé, rien changé dans leurs pratiques (pour les plus médiatiques : Accenture, Duolingo, ..).
Certes, l’IA n’est pas pertinente partout. Mais aujourd’hui, la charge de la preuve incombe à ceux qui choisissent de ne rien faire. « Le plus simple pour prédire l’avenir, c’est de le créer » (Peter Drucker)