Comment voyez-vous le rôle de l'intelligence artificielle dans l'amélioration des politiques publiques, notamment en ce qui concerne l'accessibilité et l'égalité des chances ?
L’intelligence artificielle représente une occasion unique de rendre l’action publique plus accessible, plus simple et plus juste. Elle peut réduire les inégalités d’accès en traduisant, en simplifiant ou en personnalisant les démarches. Pour les personnes en situation de handicap, pour les publics éloignés du numérique ou pour celles et ceux qui ne maîtrisent pas bien la langue française, ces outils peuvent véritablement transformer l’expérience administrative.
L’IA permet aussi de repérer les situations qui passent aujourd’hui entre les mailles du filet et d’assurer une égalité de traitement sur l’ensemble du territoire.
Pouvez-vous nous parler de votre expérience en tant que conseiller en intelligence artificielle auprès de la ministre Clara Chappaz ? Quelles étaient vos principales responsabilités et défis dans ce rôle ?
Ce travail reposait sur une collaboration très étroite avec tout l’écosystème public — DGE, DGT, INRIA, DINUM et de nombreux ministères — mais aussi avec les entreprises et le monde académique.
Ma mission était simple dans son intention, mais ambitieuse dans sa mise en œuvre : aider à déployer une IA responsable, inclusive et utile, et faire en sorte que l’innovation profite réellement aux citoyens comme aux agents publics.
L’enjeu principal consistait à créer des ponts entre la vision politique et les besoins concrets du terrain, et à faire avancer l’ensemble du système de manière cohérente.
Dans quelle mesure votre parcours à l'Université de Californie à Berkeley et votre travail chez Google ont-ils influencé votre vision de l'intégration de l'IA dans le secteur public ?
Berkeley a été un moment fondateur : j’y ai découvert que l’innovation n’est pas uniquement une affaire de technologie, mais aussi de culture et de mentalités. C’est un environnement où l’on travaille dans une logique d’ouverture et d’impact.
Chez Google, j’ai appris ce que signifie déployer des technologies à très grande échelle : l’importance de données bien gouvernées, la rigueur scientifique, et la nécessité d’évaluer en continu les effets sur les utilisateurs.
Ces principes doivent s’appliquer dans le secteur public, avec encore plus d’exigence, car les décisions touchent directement la vie des gens. L’administration française a les talents nécessaires ; ce qu’il faut souvent renforcer, c’est la volonté d’expérimenter et d’aller plus vite.
Le plan 'Osez l'IA' que vous avez aidé à concevoir est-il un modèle que d'autres pays peuvent adopter ou adapter ? Quels en ont été les premiers résultats et impacts en France ?
Le plan “Osez l’IA” repose sur trois axes adaptés à nos besoins : (1) sensibiliser, (2) former, (3) accompagner et financer.
Chaque pays doit choisir son propre modèle, car les contextes diffèrent, mais ce triptyque répond à un enjeu universel : aider les organisations à comprendre pourquoi et comment se saisir de l’IA.
En France, les premiers résultats sont encourageants : une forte dynamique d’investissement (109 milliards d’euros annoncés dans les data centers), un doublement du nombre de PME utilisant l’IA entre 2024 et 2025, une accélération des formations, et déjà 300 ambassadeurs qui partagent leurs expériences dans leurs territoires. Cela montre que l’écosystème se mobilise.
Quel est le rôle des institutions publiques face aux entreprises privées de la tech en ce qui concerne l'adoption de l'IA ? Voyez-vous des tensions ou des complémentarités dans cette dynamique ?
Le rôle de l’État est d’abord de créer un cadre clair, stable et compréhensible, pour que les entreprises puissent adopter l’IA en confiance. L’État doit aussi encourager l’émergence d’une filière française solide, afin que les solutions d’IA soient accessibles partout, y compris aux petites structures.
Il peut y avoir des tensions, notamment sur le rythme, mais il existe surtout des complémentarités : le public connaît les besoins de la société, le privé maîtrise les technologies. Avancer ensemble est essentiel.
Au-delà des aspects technologiques, quels sont, selon vous, les enjeux éthiques majeurs liés à l'utilisation de l'IA dans le domaine des politiques publiques ?
Le premier enjeu, c’est la transparence : les citoyens comme les agents doivent savoir pourquoi une telle décision est prise. C’est un élément clé de la confiance, et nous avons besoin de cette transparence, que la décision ait été assistée ou non par l'IA.
Le deuxième, c’est l’équité. L’IA peut corriger certains biais, mais elle peut aussi en créer. C’est pourquoi les modèles utilisés par l’État doivent être contrôlés et évalués régulièrement pour garantir qu’ils ne produisent pas de discrimination.
Comment envisagez-vous l'évolution des carrières dans le secteur public avec la montée de l'intelligence artificielle ? Quels conseils donneriez-vous à de jeunes ingénieurs intéressés par ce domaine ?
L’IA ne remplacera pas les métiers publics, mais elle va les transformer. Les agents consacreront davantage de temps à l’analyse, au contact humain et à la décision.
Pour les jeunes ingénieurs, c’est un moment passionnant : le secteur public a besoin de talents capables de comprendre autant la technologie que les enjeux sociaux.
Un bon ingénieur public en IA n’est pas celui qui maîtrise le plus d’algorithmes, mais celui qui sait où la technologie peut réellement faire une différence. Ceux qui sauront faire le lien entre innovation et intérêt général auront un rôle déterminant dans les années à venir.
Théophile Cabannes est un Ingénieur du Corps des Ponts, des Eaux et des Forêts, fonctionnaire depuis 2017. Actuellement, entre deux postes, il est chargé de mission au Ministère de la Transition écologique. En 2025, il était conseiller en intelligence artificielle pour la ministre Clara Chappaz, où il a conçu le plan "Osez l’IA" et contribué à la stratégie nationale sur l'IA. Avant cela, il a été adjoint chef de bureau au sein de la Direction générale du Trésor, où il a géré des financements pour des projets d’aménagements du territoire, d’infrastructures et de numérique. Avant cela, Théophile a été chercheur chez Google, où il a contribué au lancement de la fonctionnalité d'éco-routage dans Google Maps. Il est titulaire d'un doctorat en informatique de l'Université de Californie à Berkeley.