Pourtant, derrière cet optimisme de façade, un paradoxe se dessine sur le terrain. Les entreprises, malgré leur conviction, peinent à transformer cette foi en usages concrets, rentables et adoptés par tous. Le passage de la théorie à la pratique révèle des défis inattendus. Cet article dévoile quatre leçons clés, parfois contre-intuitives, que les organisations apprennent en confrontant leurs ambitions IA à la réalité opérationnelle.
1. Le vrai défi n'est pas technique, mais humain : le management comme pierre angulaire
La première leçon est que le déploiement de l'IA est avant tout un projet de gestion du changement, et non un simple défi technologique. Le succès d'une initiative ne repose pas sur la qualité de l'algorithme, mais sur la capacité de l'organisation à accompagner ses équipes. Dans ce contexte, le management intermédiaire joue un rôle crucial en devenant le véritable "ambassadeur" des programmes IA. Car à la différence des projets informatiques traditionnels, l'IA ne se contente pas d'optimiser une tâche : elle redéfinit souvent les périmètres des métiers et les flux de travail. Le manager intermédiaire devient alors un traducteur et un agent du changement indispensable, bien plus qu'un simple chef de projet.
« Le déploiement de l'IA est aussi une gestion du changement. Et il ne faut pas négliger l'intégration du management intermédiaire dans ces programmes, car il doit être l'ambassadeur de ces initiatives. » — Alice Guéhennec, Sodexo
Cette transformation exige une vision claire portée par la direction. Comme le souligne Sébastien Arbola d'Engie, face à des collaborateurs "bousculés par le rythme de l'innovation", il incombe aux dirigeants d'impulser une direction qui oriente et rassure.
2. Le piège de l'acculturation de masse : la formation comme point de départ, non comme finalité
Face à la nouveauté, de nombreuses organisations ont lancé des programmes de formation massifs. Des grands groupes comme la SNCF, qui a déjà formé plus de 35 000 employés, aux ETI comme le spécialiste du BTP Léon Grosse, l'heure est à l'acculturation sur les fondamentaux de l'IA. L'ETI Léon Grosse va même plus loin, organisant une journée dédiée à ses dirigeants "afin qu'ils se familiarisent avec la technologie, mais aussi imaginent de premiers scénarios d'utilisation", illustrant que l'impulsion doit venir du sommet.
Si cette étape est un "préalable" nécessaire pour démystifier la technologie, elle n'est en rien une solution finale. Mais la véritable épreuve de vérité ne réside pas dans les certificats de formation, mais dans l'ancrage de ces compétences au cœur des processus opérationnels de l'entreprise—un fossé que beaucoup sous-estiment.
3. L'impératif de l'adoption globale : quand l'oubli d'un maillon fait dérailler le projet
Les projets d'intégration de l'IA aux processus métiers connaissent de nombreux échecs. La raison est souvent d'une simplicité désarmante : toutes les parties prenantes de la chaîne de valeur n'ont pas été correctement impliquées. L'adoption ne peut être ni partielle ni imposée ; elle doit concerner l'ensemble des collaborateurs, du dirigeant à l'employé en contact direct avec le client.
« Quand nous échouons, c'est parce que toutes les personnes d'une chaîne de valeur n'ont pas été impliquées correctement dans l'initiative. Car, vous avez besoin de tout le monde, de l'employé au contact des clients jusqu'au Pdg. » — Clément Dietschy, Ask the Moon
Pour que l'adoption soit un succès, chaque maillon doit y trouver son compte. Les experts doivent "gagner du temps avec votre solution dès la première semaine d'utilisation", prévient Clément Dietschy. Cette double condition crée une relation symbiotique : les experts légitiment l'outil par sa performance, mais sans le flux continu de données du terrain apporté par les autres collaborateurs, le modèle d'IA, aussi brillant soit-il, reste un moteur aveugle, déconnecté de la réalité opérationnelle.

4. Le dernier kilomètre de l'adoption : surmonter la méfiance du terrain
Un constat surprenant est partagé par plusieurs grands groupes industriels : les "techniciens de terrain" sont souvent les plus circonspects, voire les plus résistants, à l'adoption de l'IA. Des entreprises comme Engie et Air Liquide rapportent rencontrer ce problème auprès de ces populations. Pour surmonter cette méfiance, les solutions qui émergent sont les deux faces d'une même pièce : l'une adresse le comment construire les outils (la co-conception et la transparence), l'autre, le pourquoi (partir des problèmes réels du terrain).
La première approche, défendue par Fabien Mangeant d'Air Liquide, consiste à impliquer les utilisateurs dans la conception même des systèmes, en misant sur "l'explicabilité des résultats et la transparence". La seconde, illustrée par SNCF Réseau, adopte une approche "bottom-up" en créant un laboratoire IA dédié aux problèmes spécifiques de ses collaborateurs, loin d'une stratégie imposée par le haut.
Cette approche ne vise pas seulement à faciliter l'adoption, mais à débloquer un potentiel supérieur. L'objectif, comme le résume Sébastien Arbola, est de "pousser les métiers à aller un cran plus loin, à dépasser l'optimisation des processus existants pour les repenser". C'est là que se situe la véritable transformation promise par l'IA.
En définitive, le chemin pour convertir la "foi" quasi-religieuse en l'IA en un "usage" rentable est moins un sprint technologique qu'un marathon organisationnel. Les entreprises qui réussiront ne seront pas celles qui possèdent les meilleurs algorithmes, mais celles qui auront su gérer le changement, impliquer chaque collaborateur et répondre aux préoccupations concrètes du terrain. Alors que l'IA promet de réinventer nos outils, la véritable révolution ne serait-elle pas de réinventer nos manières de collaborer ?