Comment voyez-vous l’évolution de l’IA dans le domaine du marketing numérique en B2B et comment cela a-t-il influencé vos stratégies chez Visionary Marketing ?
J’ai commencé ma carrière dans l’IA et, après un hiver nucléaire de plusieurs décennies, je suis à nouveau dans le domaine des Big Data et de l’IA depuis 12 ans. Je travaille dans le domaine du numérique depuis toujours et j’ai vu passer beaucoup de changements fondamentaux dans ce secteur. Mais celui-ci est sans doute le plus radical.
Toutefois, il est encore difficile de prédire qu’il s’agit d’une « révolution ». Il est trop tôt pour le dire. Certes, certains secteurs sont déjà impactés, notamment chez les freelances, et aussi dans le domaine du développement. On observe ainsi aux États-Unis une baisse drastique des embauches et des salaires dans ce domaine, mais il est encore trop tôt pour s’affoler.
Pour les stratégies B2B qui ont été, ces dernières années — pour ma part, même ces trente dernières années —, très largement basées sur les contenus, la situation évolue énormément. L’idée assez ancienne, qui a fonctionné pendant des années et qui voulait qu'en publiant des articles régulièrement et en référençant des contenus de qualité, on récupère des leads, est remise en question par le déclin du référencement et l’arrivée de la recherche par IA, la baisse drastique du nombre de clics (jusque — 60 % pour certains blogs), l’érosion des visites et les changements d’habitude des utilisateurs.
Ceci nous oblige à renforcer quelques points stratégiques : d’une part, l’influence directe en changeant nos modes de création de contenu ; d’autre part, renforcer encore plus le marketing du bouche-à-oreille. C’est pour cela que notre dernier livre y consacre une partie complète. Et pour ces secteurs du B2B qui se situent dans la vente complexe, redécouvrir les méthodes ABM en les adaptant. Je renvoie à mes nombreux articles de Visionary Marketing sur ces sujets.
Dans tous les cas, c’est la direction dans laquelle nous travaillons en ce moment, pour nous, pour nos clients et dans le cadre de nos interventions en formation.
L’IA (générative) ne sonne pas pour moi le glas du contenu, le B2B aura toujours besoin d’éclairages et de conseils ; mais elle nous oblige à revoir nos stratégies différemment. Car la « vieille » logique de l’inbound marketing est morte ; il faut travailler différemment aujourd’hui, ou plus exactement, il faut travailler comme nous aurions dû toujours le faire : en panachant les techniques online et offline et en nous concentrant sur nos clients, leurs douleurs et leurs besoins, et non la technique digitale qui n’est pas une fin en soi.
Avec votre expérience du mentorat et de la gestion du changement, quel rôle voyez-vous que l’IA joue dans le développement personnel et professionnel des jeunes entrepreneurs que vous accompagnez à travers KUNACT ?
Les IA génératives peuvent jouer un rôle de miroir, un peu à la manière d’un coach, à condition de savoir les utiliser correctement et d’apprendre à poser les bonnes questions. Elles permettent ainsi de rompre l’isolement de l’entrepreneur face à un problème qu’il ne sait pas résoudre ou quand il n’a pas sous la main un expert pour l’y aider.
Attention ! Un miroir c’est utile, mais cela peut être aussi dangereux, si cela vous renvoie systématiquement votre propre image et vous conforte dans vos idées, si elles sont mauvaises. Mais l’IA générative peut, quand elle est bien utilisée, servir de mécanisme d’entraînement pour l’entrepreneur, aussi bien d’un point de vue professionnel que personnel.
Elle est aussi, à mon avis, incontournable pour préparer un brainstorming ou pour en réaliser un quand on est seul et qu’on ne dispose pas d’un contradicteur.
Toutefois, les entrepreneurs en création d’entreprises ont un problème radicalement différent de celui auquel répondent les solutions proposées par les LLM. Dans leur cas, il ne s’agit pas de traiter beaucoup de données pour en tirer quelque chose, mais plutôt de prendre des décisions avec très peu de données de base ou pas du tout. Surtout quand on est dans l’innovation et que l’on vend des produits ou services qui ne sont pas immédiatement compréhensibles.
Toutefois, ce dont je me suis aperçu, c’est que beaucoup de ces entrepreneurs en herbe connaissent mal leurs marchés, voire ne savent pas par où commencer pour faire la recherche documentaire. Et là, dans ce cas, les LLM peuvent les y aider, même si cela ne suffit pas. Il y a du travail à faire pour leur apprendre à poser les bonnes questions et à les utiliser correctement.
Vous avez travaillé avec de nombreuses grandes entreprises. Comment voyez-vous l’intégration de l’IA évoluer dans ces structures et quels défis spécifiques cela pose-t-il ?
Les rapports se multiplient sur les pilotes qui sont développés dans les entreprises en matière d’IA générative. Les résultats ne sont pas bons, c’est un euphémisme. Ceci ne me choque pas particulièrement. Nous avons vu le même genre de schéma se développer dans les entreprises depuis quarante ans à chaque fois qu’une innovation est introduite. On croit au miracle, on part tous azimuts, on forme tout le monde un peu n’importe comment et on attend que le chiffre d’affaires tombe tout de suite. Et bien entendu, le résultat n’est pas satisfaisant, car les miracles sont assez rares.
Précisons que quand on parle de manière globale d’« intelligence artificielle », on mélange un peu tous les sujets, y compris des sujets plus industriels, qui n’ont rien à voir avec l’IA générative. Dans ce dernier domaine, on peut s’attendre à des développements concrets dans les prochaines années et notamment dans la robotique. Les « dark factories », au-delà des fantasmes, montrent déjà la direction que prend l’industrie.
Pour en revenir à cette question de la « révolution » de l’intelligence artificielle, cela fait déjà cinq ans que nous y sommes pour les IA génératives, puisque je suis ce sujet depuis 2020, la sortie de GPT-3 et l’arrivée d’applicatifs comme rytr.me. Et force est de constater qu’on a déjà mis tout ce temps pour arriver là où nous sommes aujourd’hui. Ma prédiction est qu’il nous faudra encore cinq à dix ans pour que tout cela mature et que ces technologies trouvent leur place dans la panoplie de nos outils. Et au passage, nous vivrons sans doute un krach boursier au milieu, et même probablement dans les six mois qui viennent, qui viendra un peu ralentir l’innovation, du moins pendant un temps.
Il n’est pas question de nier la puissance transformatrice ni les prouesses technologiques qui sont réalisées par ces outils statistiques, qui sont proprement extraordinaires. Contrairement à ce que disent beaucoup, ce ne sont pas des perroquets stochastiques, mais des outils très efficaces et sophistiqués. Pour autant, ils ne sont pas miraculeux, ils ne sont pas exempts de fautes et surtout, ils ne remplacent pas la pensée.
Encore une fois, l’une des principales caractéristiques des problèmes humains, et notamment dans les entreprises et encore plus en B2B, c’est non pas l’excès de données pour arriver à une décision, mais la prise de décision dans l’incertitude sur la base d’un manque de données. Ces outils peuvent nous aider de manière très efficace, mais encore faut-il savoir poser les bonnes questions.
Pour les entreprises, je pense qu’un gros travail de maturité est à réaliser. Elles avaient déjà du mal à digérer la transformation numérique de ces trente dernières années, et c’était d’ailleurs le sujet de notre livre d’il y a deux ans. On a trop répété que la transformation digitale des entreprises était faite après le covid et que le monde ne serait plus jamais comme avant.
Le digital s’est bien insinué partout, certes, mais pas la compétence en marketing digital, qui reste une exception, surtout en B2B.
Or avec l’IA générative, on ajoute un niveau de complexité supplémentaire au point où même les experts les plus chevronnés du domaine commencent à perdre la tête, tant les évolutions technologiques vont vite. Jean-Philippe Timsit a décrit cela très bien dans un post sur LinkedIn.
Tout cela va prendre du temps ; il faut prendre du recul et ne pas céder à la course technologique, et mettre en place positivement les technologies de manière concrète et clinique, sans trop s’affoler. Ça va prendre du temps, mais à terme, nos modes de travail vont changer radicalement. Bref, comme disaient les anciens, « Festina lente ! »
Dans votre parcours en tant que PDG et fondateur, pouvez-vous partager un exemple particulier où l’IA a transformé une campagne marketing et quels en ont été les bénéfices concrets ?
Chez Visionary Marketing, nous ne parlons pas de campagne, qui est un mode de travail, à mon avis, dépassé depuis longtemps. Je parle plutôt de projets de marketing de bouche à oreille, dans lesquels le contenu joue un grand rôle. Et il va de soi que l’utilisation des outils d’IA, et notamment de reconnaissance naturelle du langage, joue un rôle fondamental dans nos processus de travail depuis très longtemps.
J’écris des livres avec la reconnaissance vocale depuis les années 2000. Il n’y a rien de révolutionnaire là-dedans, puisque ces technologies ont même été conçues dans les années 1970. Mais leur niveau de sophistication aujourd’hui est absolument extraordinaire, avec notamment la possibilité de réaliser des interviews et de les transcrire de manière très précise et très professionnelle.
Le LLM ne me sert pas à écrire et à penser à ma place (cf. mon initiative humansubstance.com), mais par contre, il fait un excellent travail dans la correction des transcriptions qui ne sont pas toujours parfaites. Le travail de relecture, qui est très fastidieux, est grandement favorisé par ces nouveaux outils qui me permettent de me focaliser sur le fond et non sur la forme.
D’ailleurs, mes réponses à tes questions ont été rédigées de cette manière.
Aujourd’hui, tout cela est encore assez complexe et il faut être capable de combiner plusieurs outils qui restent encore assez techniques pour arriver à un texte propre à partir d’une interview. Mais c’est un mode de travail très efficace que j’utilise dans mon métier de journaliste web en permanence.
Par contre, je n’écris jamais mes textes à partir de zéro, car le B2B se base sur l’expérience et le professionnalisme ; ce n’est pas la machine qui est allée sur le terrain.
En tant que formateur en grandes écoles, quelles compétences en lien avec l’IA jugez-vous essentielles pour les futurs professionnels du marketing numérique, et comment les intégrez-vous dans vos cours ?
J’intègre, bien entendu, l’IA générative dans mes cours, puisque j’enseigne même sur ce sujet depuis trois ans chez Omnes Éducation. Il s’agit d’un cours en anglais sur la création de contenu à l’ère de l’IA où j’amène un millier d’élèves chaque année à réfléchir sur ce qui peut être produit avec ces outils dans tous les domaines (images, vidéos, textes, aide au management, etc.) et où j’amène les élèves à réfléchir sur la notion même de productivité et la qualité du résultat produit. Je les incite à prendre du recul et à aiguiser leur esprit critique. Car c’est ce dernier qui leur permettra de faire la différence.
De même à Paris School of Business, dans mes cours sur les médias sociaux et cette année sur la stratégie vidéo, il va de soi qu’on est bien obligé de tenir compte de ces outils IA. Je pense que de toute façon, et cela a toujours été ma ligne de conduite, dès qu’il y a une innovation, je m’y intéresse positivement et j’essaie, je teste et je regarde dans tous les sens et je l’utilise le plus possible pour en connaître à la fois les potentialités et les limites.
Ce qui est très important, c’est de garder la maîtrise de la machine de façon à savoir la guider et lui faire faire ce qu’on a envie de faire et non pas l’inverse. Et j’incite fortement, c’est ma ligne de conduite également pour mes formations, les élèves à ne pas céder à la tentation de devenir les esclaves des outils qu’ils utilisent.
Vous êtes également photographe. Avez-vous exploré ou envisagez-vous d’explorer des applications de l’IA dans ce domaine, notamment en termes de création ou d’analyse d’image ?
Je pratique déjà la production d’images génératives depuis trois ans, et le site Visionary Marketing en comporte un grand nombre. Toutefois, malgré trois ans d’expérience et une bonne maîtrise de Midjourney que j’ai customisé à mon propre goût, je me suis aperçu que les lecteurs étaient un peu réticents à l’utilisation d’images standardisées qui diminuaient le professionnalisme de mon contenu. Il faut être capable de les utiliser de manière subtile et en quantité limitée pour éviter l’effet de saturation et de banalisation, car la plupart des utilisateurs ont tendance à produire des images qui se ressemblent, qui sont assez stéréotypées et qu’on remarque au premier coup d’œil. Pour commencer, une personnalisation poussée s’impose, et la nouvelle version de Midjourney permet d’ailleurs plusieurs types de personnalisation.
Mais aussi dans mon travail de photographe, bien entendu, j’utilise l’IA pour les retouches. Toutefois, il faut signaler qu’on ne peut recourir à ces outils IA de retouche dans le cadre des concours, puisque chaque modification, même minime — ne serait-ce que rajouter un calque dans Lightroom, par exemple — serait considérée comme une manipulation par l’intelligence artificielle et serait donc disqualifiante pour l’image. Or, les données EXIF et IPTC qui accompagnent les images conservent ces indications.
Il serait faux de croire que le travail des photographes a été tué par l’intelligence artificielle, même si beaucoup d’entre nous se posent des questions. En même temps, nous sommes nombreux à utiliser ces outils de manière régulière.
Dans ma photographie de portrait, je ne les utilise pas, bien entendu, puisque l’intérêt est d’avoir un portrait qui ressemble à la personne et qui soit le plus proche possible de ce que voit l’œil. Donc le travail se fait plutôt sur la lumière, sur la qualité de la pose et finalement les retouches sont assez minimes si j’ai bien travaillé.
Par contre, dans les photos de paysages et notamment des paysages urbains, on est souvent amené à utiliser des outils de masquage, notamment pour enlever par exemple les horribles potelets qu’on voit fleurir dans nos villes et qui dénaturent l’architecture de nos rues. Toutefois, comme je l’ai dit, il faut faire attention à la surutilisation de ces outils. Il faut y recourir à bon escient et ne pas exagérer.
Il faut également noter que j’ai fait également beaucoup de développement argentique dans ma jeunesse. Je peux vous assurer que les manipulations sur le papier sont aussi possibles, même si elles sont plus compliquées, et que donc l’intelligence artificielle, à tout prendre, est plus facile à repérer que les bidouillages qui sont faits sur un développement papier. Pour se rafraîchir la mémoire, se reporter aux photos truquées de Staline, maître absolu de la propagande photographique.
Outre cela, les capacités d’amélioration d’une image avec l’IA sont remarquables, et notamment les derniers outils de masquage et de suppression de personnes ou d’artefacts indésirables dans des images.
En tant que formateur de la nouvelle génération et observateur du changement industriel, quelles prédictions feriez-vous sur l’impact de l’IA sur le marché de l’emploi, notamment dans le domaine du marketing, dans les prochaines années ?
Ce que l’on peut prédire sans se tromper, c’est que les financiers du monde entier se sont jetés sur les budgets marketing pour les prendre à la gorge immédiatement. C’est un classique dans les périodes de crise ; il va falloir serrer les dents pendant un moment. Puis il va y avoir une période d’exagération où l’intelligence artificielle va servir de prétexte à licencier tout le monde pour n’importe quelle raison. Puis, sans doute au bout de quelques années, on reviendra en arrière quand la situation s’améliorera et qu’on se sera aperçu qu’on est allé trop loin.
Prenez l’exemple des comptables. Il n’y a rien de plus facile à automatiser qu’une comptabilité. C’est mécanique, mathématique, les règles sont strictes et carrées. On ne peut pas jouer avec. Aussi, la base de données est propre, parce qu’on vous incite ou vous oblige, en tant qu’entrepreneur, à tout saisir dans des outils. La facturation numérisée, à partir de septembre 2026, janvier dans d’autres pays européens, va finir d’accélérer ce processus.
Et pourtant, la profession de comptable n’a jamais été aussi demandée. C’est même une des professions qui embauche le plus.
Je pense que dans ce domaine de l’impact de l’IA sur les emplois, il y a un effet d’affolement qui n’est pas rationnel, et que l’on verra le résultat seulement dans quelques années.
Aujourd’hui, ce sont surtout les freelances qui souffrent. En 2023, c’était environ 30 % de projets en moins sur les plateformes de mise en relation des freelances. Les indépendants sont la variable d’ajustement des économies modernes, et les freelances ne vont pas se plaindre chez France Travail. Ils n’y ont pas droit.
Pour le reste, il faut attendre. Il est trop tôt pour faire de la macroéconomie, il ne faut pas s’affoler.
Par contre, je pense que dans le domaine du développement informatique, il y a eu beaucoup d’exagérations dans les années passées et qu’on est en train d’absorber l’écrémage de ces exagérations. Dans le domaine de l’embauche, dans le marketing digital autour de certains métiers, il y a eu aussi beaucoup d’exagérations et de personnes qui ont été embauchées dans des métiers qui sont en train de changer radicalement.
En fait, c’est surtout dans le domaine digital que les changements sont les plus radicaux et les plus rapides. Et c’est normal. Qu’est-ce que le digital peut changer le plus rapidement si ce n’est le marketing digital lui-même. Donc dans ce domaine, les métiers sont en complète révolution. Là, on peut largement utiliser le terme. Ce n’est pas galvaudé ni exagéré.
Effectivement, dans ce secteur du marketing digital, de grands changements sont en cours et nous réfléchissons avec mon coauteur Hubert Kratiroff à la réécriture, dans un mode nouveau, du livre que nous avons rédigé l’année dernière pour Eyrolles, le marketing digital de @ à Z.
Mais cela ne veut pas dire que l’essentiel de l’économie est constitué par le marketing digital. À titre d’exemple, je me souviens qu’en 2018, on comptait environ 1 500 recrutements nouveaux dans le marketing digital et il s’agissait d’une année faste. L’essentiel des emplois n’est pas dans le numérique.
En conclusion, dans ce domaine comme dans d’autres, si certains changements sont brutaux et ressentis comme tels sur le terrain par certaines populations, au global, il faut raison garder et cultiver son jardin.
Yann Gourvennec est le PDG et fondateur de Visionary Marketing, une agence européenne de marketing numérique B2B. Il possède une vaste expérience en stratégie numérique, photographie et marketing de contenu. Il a créé Visionary Marketing en 2014 après avoir lancé son site web en 1995. Yann a travaillé avec environ 100 clients de toute taille, essentiellement dans le domaine IT et télécoms. Il est également photographe professionnel et enseignant dans plusieurs institutions, abordant des sujets tels que la création de contenu à l'ère de l'IA. En parallèle, il s'engage dans le mentorat pour les jeunes entrepreneurs via l'association KUNACT.