La Poste à l’ère de l’IA : entre Tetris logistique et conseillers augmentés (David FAYON, Expert Numérique et IA)

David, vous qui œuvrez sur des projets d’innovation à La Poste, comment voyez-vous l'intégration de l'intelligence artificielle transformer le secteur postal traditionnel ?

L’intelligence artificielle est plurielle (systèmes experts, réseaux neuronaux, machine learning, deep learning et désormais IA générative avec la technologie des transformers et le RAG en appui) a des cas d’usage dans l’ensemble des métiers. Elle peut permettre des optimisations sur l’ensemble de la chaîne de valeur (collecte, tri et distribution) tant du courrier que du colis même si parfois il s’agit plus de recherche opérationnelle ou du problème bien connu du voyageur de commerce : « étant donné n points de passage, comment optimiser la distance parcourue en passant par ces points ? ». Désormais les optimisations ne sont pas qu’au niveau de la distance, mais aussi du bilan carbone, du temps passé, du chargement. Lors de Vivatech en juin dernier, le stand La Poste disposait d’un espace consacré au jeu emblématique Tetris. Le chargement des camionnettes ou des vélos cargos qui transportent les colis répond un peu à la même logique : comment davantage transporter de colis et moins véhiculer du vide car tous les colis ne sont pas des cubes mais ont des dimensions propres. Concrètement, nous avons eu de nombreux cas d’usage dans des domaines très variés comme, par exemple Studio IA qui utilise l’IA générative pour des campagnes de courriers publicitaires . Et il ne s’agit pas seulement de transformer le secteur traditionnel mais aussi de trouver des relais de croissance en interagissant avec tout un écosystème (start-up, autres entreprises, Grandes Ecoles et universités, collectivités territoriales, etc.).

Pourriez-vous partager une preuve de concept en IA qui a été particulièrement réussie chez La Poste et expliquer ce qui a conduit à son succès ?

Nous avons eu dans l’équipe du CDO du Groupe La Poste, Pierre-Etienne Bardin, le projet La Poste GPT , qui a été primé lors de La nuit de la data organisée par Republik IT. Il s’agit d’une plateforme modulaire pour les métiers et qui est particulièrement utile pour la communauté interne d’une cinquantaine de data scientists avec plusieurs cas d’usage comme pour les télévendeurs pour faciliter la recherche d’informations internes. C’est un peu un LLM interne à l’image des intranets d’entreprises par rapport à Internet. On reste ainsi maître de nos données.

Avec votre expérience dans la Silicon Valley, quelles différences majeures percevez-vous dans l'approche de l'IA entre la France et la Californie ?

La différence que je soulignai déjà dans mon livre Made in Silicon Valley en 2017 se situe à plusieurs niveaux : capacité à lever des fonds sans égal, la technologie est utilisée pour résoudre des problèmes qui représentent des opportunités business aux États-Unis et avec une visée mondiale, croyance que la technologie peut rendre le monde meilleur. En France, c’est plutôt une utilisation pour un cas d’usage précis, avec soit des recours à des deeptech soit des low tech notamment chez les jeunes générations avec le souci du développement durable, c’est-à-dire le grand écart entre ces deux extrêmes, et à une échelle plus locale. Il existe des exceptions avec des entreprises comme Mistal.AI (mais qui pourrait se faire croquer facilement par Apple), LightOn, Giskard, Hugging Face. Et encore la France pour se développer a besoin d’antennes aux États-Unis pour adresser un plus gros marché et passer à l’échelle.

Comment votre modèle de maturité numérique aide-t-il les organisations à intégrer et à maximiser l'utilisation de l'IA dans leurs opérations ?

Il s’agit du modèle de maturité numérique DIMM (Digital Internet Maturity Model), co-développé avec Michaël Tartar et décrit dans notre livre La transformation digitale pour tous ! L’application de ce modèle pour toute organisation, de la TPE au grand groupe en passant par les PME, les administrations, start-up ou associations permet d’avoir le niveau de maturité atteint par celle-ci à un instant donné, de connaître ses forces et ses faiblesses. Ceci lui permet d’effectuer des choix et de bâtir sa feuille de route de transformation digitale. Il ne s’agit pas d’avoir l’IA comme une panacée mais comme d’un outil à utiliser à bon escient pour augmenter son niveau de maturité. En effet, plus une entreprise est mature digitalement – et ceci est attesté par de nombreuses études – plus elle sera performante en matière de rentabilité économique et résiliente dans un monde VUCA et à présent BANI. Le modèle ne dit pas quelle solution ou quelle IA utiliser mais montre le niveau atteint sur chacun des axes (Stratégie, Organisation, Personnel, Offre, Technologie & Innovation, Environnement) et permet ainsi d’établir un constat pour éclairer les décideurs sur les chemins à prendre pour la transformation digitale de leur organisation. Le modèle est augmenté par la plateforme DIMM_UP développée par Michaël . Il peut être utilisé soit gratuitement à condition d’avoir une adresse mél professionnelle soit dans des formules premium avec des accompagnements spécifiques. Cela nourrit aussi une base considérable de données qui permet d’avoir avec le big data des connaissances sectorielles après retraitement de pans entiers d’industries et de services.

Quels défis spécifiques avez-vous rencontrés lors de la mise en œuvre de projets d'IA et comment les avez-vous surmontés ?

Déjà, j’avais commencé l’IA au siècle dernier par l’apprentissage et l’utilisation dans des projets du langage d’intelligence artificielle LISP. Le monde de l’IA était alors divisé en 2, d’un côté LISP, de l’autre PROLOG qui est un langage de programmation logique qui a été développé par des Français, notamment Alain Colmerauer . Les défis aujourd’hui, notamment pour les expérimentations qui sont les préludes à des industrialisations éventuelles ensuite. En effet, en matière d’innovation, on procède par du « test and learn » afin de cadrer le sujet : quel objectif et pour quelle promesse de valeur, quels utilisateurs finaux et quelles actions ? Ensuite, quel outil ou quel IA utiliser voire même est-ce que le projet peut être traité sans IA car nous n’avons pas toujours besoin d’utiliser un marteau pour écraser une mouche. Dans tous ces projets, nous avons une composante de conduite du changement avec des utilisateurs à former et à accompagner avec la question du sens. Pourquoi l’IA et comment ?

À votre avis, comment l'IA peut-elle redéfinir les services bancaires au sein de La Poste et le secteur bancaire au sens large ?

J’avais étudié le secteur bancaire lors d’une thèse de doctorat car celui-ci est en matière de transformation digitale le plus challengé avec les néobanques (Revolut, N26, etc.), les GAFAM et les BATHX qui proposent des solutions de paiement (AliPay, Apple Pay, Google Pay, etc.) et qui progressivement agrègent des services qui viennent concurrencer les banques autour. En Chine, tous les paiements s’effectuent par AliPay et WeChat via un smartphone, la carte bancaire est une réelle exception et la Chine est le pays qui a créé le billet de banque et qui va être le premier à le voir disparaître. Les défis auxquelles les banques sont confrontées sont multiples. L’IA peut être intéressante pour automatiser certaines tâches du côté du back office et au niveau du système d’information mais l’un des enjeux est aussi la transformation du métier de conseiller financier sachant que des tâches jadis faites en face-à-face le sont depuis plusieurs années derrière un PC ou un smartphone. On peut avec l’IA avoir un conseiller financier augmenté qui disposera d’outils pertinents lors d’un rendez-vous client pour des calculs de simulation de prêts, etc. qui pourront être faits en temps réel et non nécessiter des allers-retours entre le conseiller et le client ou prospect. Une autre transition est celle inhérente au business model bancaire lui-même. Avant les banques traditionnelles étaient dans une logique de stock. Un des indicateurs de mesure était le PNB, produit net bancaire. Désormais, avec les néobanques qui ont des marges financières très étroites et plusieurs ont déjà jeté l’éponge, nous sommes dans une logique de flux. Des services autour sont à imaginer, avec des fintech entre autres et également des critères éthiques et d’inclusion surtout pour les entreprises à mission.

Voyez-vous des limitations éthiques ou sociales dans l'expansion de l'IA dans le secteur public et comment y faire face ?

Il existe des freins à l’IA notamment générative qui sont intrinsèques à celles-ci. Le fait est que celle-ci délivre des résultats probabilistes et non exacts. Or quand on parle d’éthique, d’équité on a souvent besoin de l’exactitude nécessaire pour ne pas exclure à tort. L’IA générative est productrice d’hallucinations, de biais qui vont à l’encontre des questions d’inclusion. Les jeux de données ne sont pas toujours représentatifs. Il existe aussi une sur-représentation masculine dans certains métiers quand on demande par exemple à une IA une illustration avec un P-DG ou encore woke avec des formes de prosélytismes où l’exception devient la règle.


Une des réponses possibles est l’apport d’un RAG ou le développement de SLM (Small Language Models). Ce sont des IA de niches qui peuvent se prêter à des verticales métiers intéressantes. L’entraînement reposera que sur des données précises, par exemple dans le domaine de la santé ou encore de l’éducation. Il s’agit de spécialiser les IA pour minimiser les biais tout en consommant moins de données. Et qui dit moindre consommation de données pour un même résultat signifie meilleur impact pour la planète.



Enfin pourriez-vous nous dire quelques mots relatifs à votre ouvrage Informez-vous ! qui vient de paraître ?

Oui, partant du principe que l’information est source de pouvoir, que celle-ci ne fait que croître avec 7 étapes au fil du temps qui se sont superposées depuis la transmission orale en passant par les médias et désormais les réseaux sociaux  et les IA génératives il est nécessaire d’avoir l’information la plus exacte possible. Ceci est valable aussi bien dans la sphère professionnelle que privée. On a de surcroît des fake news, des deepfakes rendues possibles avec les IA génératives. Et pour faire preuve de discernement face à ce flot de données, chacun a besoin de repères historiques, économiques, techniques et d’être capable de tisser des liens entre des domaines de connaissance. Ceci est d’autant plus nécessaire si l’on souhaite œuvrer positivement dans un monde complexe et incertain et où la France décline relativement par rapport à d’autres nations, où nous sommes par exemple une colonie américano-chinoise en matière de numérique et où recouvrer notre souveraineté numérique est vital.


David Fayon est Président de l’association Numérikissimo (www.numerikissimo.fr) qui édite l’annuaire des Top acteurs du numérique français, directeur de projets à La Poste, David Fayon (www.davidfayon.fr) vient de publier le livre Informez-vous ! chez L’éditeur à part

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